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Est-ce à dire que la seule force idyllique du sentiment national suffira à constituer l’unité de l’Italie, l’unité de l’Allemagne, et M. Thiers a-t-il le droit d’alléguer pour démontrer que ce sont des œuvres factices, la part de violence qui s’y est mêlée ? Le réaliste ferait preuve, s’il insistait, d’une singulière naïveté. Tant que l’humanité ne sera pas entièrement sortie de « l’état de nature », tant qu’elle n’aura pas soumis tous les problèmes et tous les conflits au seul arbitrage de la raison s’exprimant par le suffrage universel des volontés libres et éclairées, les transformations historiques, même les plus nécessaires et les plus justes, ne s’accompliront pas sans l’aide de la force brutale, et un ordre nouveau, même conforme aux intérêts essentiels, à la volonté profonde des peuples, ne pourra s’instituer qu’en brisant les résistances de l’ordre ancien. La Sicile, l’État de Naples sont agités. L’ancienne monarchie y a des partisans fidèles. Mais une partie de la Bretagne aussi s’est longtemps soulevée pour ses anciens ducs.

Le nouvel État italien a dû réprimer des soulèvements à Palerme, mais M. Thiers n’ignore pas qu’il y eut en France une Vendée, et la révolution française cesse-t-elle d’être légitime et nécessaire parce qu’elle a dû s’imposer par la force à une partie du pays ? L’Italie se débat contre les difficultés financières ? M. Thiers les étale avec complaisance et il annonce que la Monarchie italienne succombera à son ambition.

Si des difficultés budgétaires devaient empêcher l’avènement d’un peuple à la vie et à la liberté, que serait devenue la France nouvelle ? Aux jours où la France révolutionnaire ne se soutenait que par le cours forcé et les assignats à outrance, les sombres prophètes ne manquèrent pas pour déclarer que la Révolution allait périr tout entière, que le peuple français allait être châtié de son insolente espérance. M. Thiers reprenait contre l’Italie une cette polémique financière de contre-révolution. La suite des événements a démontré qu’il se trompait. Elle a démenti ses prévisions sinistres et l’Italie a vécu. C’était M. Thiers qui était le chimérique. C’était lui qui était l’utopiste. Et si l’ambition des Hohenzollern, mêlée à l’œuvre d’unité allemande, suffisait à vicier celle-ci, qui épurera l’unité française de l’ambition des Capétiens ?

M. Thiers est obligé, pour soutenir sa thèse, de dénaturer les faits les plus certains, de rapetisser les plus grands. Dans ce Zollverein qui préparait, par l’unité économique, l’unité politique de l’Allemagne, il affecte de ne voir qu’un arrangement commode, qui ne répondait à aucune idée. Et M. Rouher avait raison de le railler sur ce point. Parfois aussi la force irrésistible de ces mouvements d’unité nationale le contraint à des aveux ou à des concessions qui ruinent tout son système. Il sent bien, non sans dépit, qu’il ne peut opposer à l’effort italien une négation pure et simple. Il ne veut pas que l’Italie aille à l’unité. Mais il lui permet la liberté et la fédération. Les États divers, avec leurs dynasties diverses, subsisteraient : mais dans chacun de ces États les peuples obtiendraient un régime constitutionnel, et tous ces États modernisés, affranchis du