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monarchie de Savoie a cherché dans l’idée de l’unité italienne un moyen d’agrandissement ; la monarchie des Hohenzollern a cherché dans l’idée de l’unité allemande un moyen de puissance.

Ce n’est pas assez dire : la démocratie révolutionnaire aussi, en Italie, avec Mazzini et Garibaldi, a voulu exploiter l’unité italienne pour ses desseins et la réaliser à son profit ; le parti libéral, en Prusse, a rêvé aussi de donner à la liberté politique la force et l’élan de l’unité nationale. Mais qu’est-ce à dire, sinon que l’idée d’unité était une grande force, une force substantielle et vivante, puisque toutes les ambitions et les idées cherchaient à s’en approprier la vertu et la sève, puisque la monarchie et la démocratie tentaient de greffer sur ce tronc robuste leurs chances d’avenir ? Aussi, quant au lendemain de Sadowa, M. Thiers renouvelait son opposition à la pleine unité italienne et à la pleine unité allemande, quand il conseillait à la France d’appliquer au monde moderne, bouleversé et renouvelé par la Révolution, la politique de Richelieu et de Mazarin, il se mettait, lui, l’homme de la Révolution, en dehors de la Révolution, c’est-à-dire de la vie. C’était un funeste anachronisme qui ne pouvait qu’égarer notre pays en des aventures de contre-révolution.

C’est en vain que M. Thiers, pour sauver sa thèse surannée, multiplie les équivoques et les sophismes. Il rappelle que jamais dans le passé la politique française n’a été guidée par une pensée de propagande. Elle n’a pas songé depuis le XVe siècle jusqu’à la Révolution à porter au dehors des principes, des croyances : elle n’a pas eu d’autre souci que d’assurer « l’équilibre européen » en s’alliant contre toute puissance dominatrice et menaçante aux puissances menacées.

François Ier n’a pas fait de la politique chrétienne quand il s’est allié au Turc pour combattre la Maison d’Autriche : il a fait de la politique française et par là même de la politique européenne. Richelieu et Mazarin, des cardinaux, n’ont pas fait au dehors de la politique catholique : ils ont soutenu en Europe, contre la Maison d’Autriche, ces protestants qu’ils combattaient et écrasaient en France. De même les hommes les plus sages et les plus clairvoyants de la Révolution ont tenté de limiter la guerre de propagande, et Danton préparait les négociations qui, en détachant la Prusse de la coalition européenne, sauvaient l’indépendance de la France et l’équilibre futur de l’Europe. Pourquoi la France nouvelle, sous prétexte qu’elle est une démocratie centralisée, grouperait-elle les multiples États de l’Italie et de l’Allemagne en deux nations puissantes qui seraient un danger et pour elle et pour l’Europe ? Oui, c’était un sophisme, et un triple sophisme. Que la France s’interdit toute guerre de propagande, qu’elle renonçât à susciter au dehors par la force des armes des institutions conformes aux siennes, c’était la sagesse même. L’expérience même de la Révolution avait démontré que la liberté se perd en devenant conquérante et que la propagande révolutionnaire aboutit à l’universelle dictature. Le respect de la liberté des autres nations, le souci de sa propre liberté,