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c’est que les raisons qui déterminaient la démocratie française à seconder l’unité italienne, même réalisée par la monarchie de Savoie et d’abord à son profit, valaient pour l’unité allemande réalisée par la monarchie des Hohenzollern et d’abord à son profit. L’Allemagne, laissée à elle-même, n’avait pas trouvé d’autre moyen d’organisation et d’unité. Le grand mouvement national de 1815 n’avait pas abouti ; les tentatives révolutionnaires partielles faites après 1830 contre le régime de Metternich avaient échoué, la grande entreprise démocratique et nationale de 1848 avait avorté. Seule l’union douanière, formée sur l’initiative de la Prusse, était une promesse et une ébauche d’unité allemande ; et, de plus en plus, la Prusse apparaissait comme l’outil de l’unité.

Lorsque, dans la question des duchés, M. de Bismarck avait mis sa rude main au jeu, tout d’abord toutes les sympathies allemandes avaient été avec lui. Enfin, toute occasion allait être saisie par un pouvoir vigoureux de revendiquer les droits de l’Allemagne, de protéger et de grouper les hommes de race allemande ; et lorsqu’il apparut que M. de Bismarck, au lieu d’associer le Schleswig-Holstein à la Confédération allemande, l’annexait et l’incorporait à la Prusse, il y eût, certes, dans beaucoup d’États de l’Allemagne, notamment dans ceux du Sud, de l’irritation et de la crainte. Mais ce n’est pas précisément l’ambition ou la violence prussiennes qui les heurtait : leur douleur, c’était que la question restât prussienne au lieu de devenir allemande, et que l’Allemagne toute entière ne fût pas associée devant l’Europe à la responsabilité d’un grand acte politique. C’est ce que marque très bien le prince de Hohenlohe dans des notes rédigées en 1865 et 1866 pour la reine d’Angleterre Victoria, qui s’informait des choses d’Allemagne. Le prince était un esprit tempéré et ouvert, un « juste milieu » de l’unité allemande. Il avait participé à la grande émotion nationale de 1848, il avait même accepté de représenter l’Allemagne unie comme chargé d’affaires à Rome et à Athènes. Il déplorait que le grand mouvement national eût été mêlé de passions révolutionnaires, athées, communistes, républicaines. Il croyait nécessaire de combattre le « radicalisme », mais il déplorait en même temps que les conservateurs, les libéraux modérés, n’aient pu lutter contre cet esprit révolutionnaire qu’en éteignant la flamme d’espérance et d’action. Le peuple s’était refroidi, les monarchies particularistes avaient retrouvé la confiance et la force. Mais l’aspiration à l’unité nationale subsistait toujours, et s’il fallait, pour la constitution et l’affranchissement de l’Allemagne, que l’idée révolutionnaire se substituât en Europe à l’idée historique, à la tradition, il était prêt en ce sens à accepter la Révolution.

C’était à la sagesse des chefs d’État, des nobles éclairés, dégagés de l’influence des Junker, à conduire et à modérer ce vaste mouvement. Hohenlohe, bavarois, voulait concilier l’unité de l’Allemagne avec la liberté fédérale des États particuliers. C’est ce modéré de l’unité, sympathique à la Prusse comme puissance allemande, mais libre de tout fanatisme prussien, qui jugeait ainsi l’affaire des duchés :