Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/54

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Quinet enseignait que la servitude ne peut mener à la liberté ; que l’ancienne monarchie française centralisatrice et oppressive avait préparé, non pas la démocratie libre, mais des formes nouvelles de tyrannie ; que la dictature révolutionnaire et jacobine n’avait pas sauvé la liberté, mais l’avait faussée, au contraire, pour des générations, dans les esprits et dans les consciences.

C’est une grande controverse : la liberté peut-elle seulement être conquise par des moyens si nobles et si purs, qu’elle soit toujours à trop haut prix pour la pauvre race humaine et inabordable à son indignité ? Mais, encore une fois, quand la démocratie française après Sadowa avait à juger les événements d’Allemagne, elle n’avait point à créer tout exprès pour les choses d’Allemagne une philosophie de l’histoire héroïquement puritaine et austère. Elle était tenue d’appliquer à l’histoire allemande la même philosophie, les mêmes règles du jugement qu’elle appliquait à l’histoire de tous les peuples et à la sienne propre. Or, elle acceptait l’histoire de la France avec la part de violence militaire, d’arbitraire monarchique, de dictature révolutionnaire qui avait préparé ou scellé, l’unité de la nation. Elle ne jugeait point la France à jamais incapable de démocratie et de liberté parce qu’une force de conquête et d’absolutisme était aux racines mêmes de la nation.

Tout récemment, les démocrates français s’étaient passionnés pour l’émancipation de l’Italie et pour l’unité italienne. Et comment s’était faite cette unité ? Est-ce que le peuple des divers États de l’Italie s’était spontanément soulevé contre ses maîtres ? Est-ce qu’il avait créé partout des groupes de libertés locales ? et l’Italie libre et unie avait-elle été formée par la fédération de ces libertés spontanées ? C’était le rêve de Proudhon : mais les choses avaient suivi un autre cours, et Proudhon avait tenté en vain de détourner les sympathies de la France de cette libération italienne qui, accomplie par la monarchie piémontaise et aboutissant à un État centralisé, lui apparaissait comme une dérision. Proudhon n’avait pas seulement fait appel à l’instinct de conservation de la France. Il n’avait pas dit seulement qu’à créer une Italie centralisée elle s’infligeait à elle-même une terrible concurrence industrielle, militaire, maritime, et qu’il ne resterait plus qu’une ombre de France. Il avait affirmé que, seules, la monarchie et l’oligarchie capitaliste profiteraient de l’unité centraliste.

Qu’importe ! avaient répondu Garibaldi et même à certaines heures Mazzini. Qu’importe ! avaient répondu la plupart des démocrates de France, le seul moyen d’arracher l’Italie à « l’oppression germanique ou gauloise », c’est de la constituer d’abord à l’État de monarchie unitaire ; il n’y a que la force monarchique de Victor-Emmanuel qui puisse grouper, coordonner les forces impuissantes et dispersées de révolution et de libération. Sur le terrain nivelé, la démocratie fera ensuite son œuvre… Il est inutile de discuter en ce moment la part de chimère qui pouvait se mêler à ce fédéralisme proudhonien ou à la tactique des démocrates unitaires, ou, comme dit Proudhon, néo-jacobins. Ce qui est certain,