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LA GUERRE SOUS PARIS


Les désastres du 3 et du 4 avril, les fusillades sommaires des vaincus, les récits terrifiants des traitements indignes que les bourreaux versaillais infligeaient aux prisonniers n’avaient pas abattu l’élan parisien. Si les poltrons, embusqués pour beaucoup derrière les décrets Cluseret, avaient suspendu dans l’antichambre ou caché sous le matelas le chassepot et la cartouchière, les braves, dans les faubourgs, s’étaient levés de toutes parts : ceux qui avaient suivi Eudes, Duval et Flourens et en avaient réchappé et d’autres encore, des nouveaux par centaines. Dès le 5 avril, les remparts, sur toute leur étendue, de la porte de Montrouge à la porte de Saint-Ouen, étaient occupés par les bataillons fédérés. De même les forts du Sud : Vanves, Issy remis tant bien que mal en état. En avant des forts, des tranchées étaient creusées courant jusqu’aux Moulineaux, à Clamart, au Val-Fleury, aux Hautes-Bruvères et au Moulin-Saquet. Sur la rive droite, Courbevoie était réoccupé et le pont de Neuilly barricadé.

Ces travaux, comme ces rassemblements, cette mobilisation qui dressait encore face à l’ennemi près de cent mille hommes s’étaient accomplis presque sans ordre supérieur, librement, spontanément. Un commandant en chef, même médiocre, mais actif, entreprenant, eut utilisé ces dévouements qui persistaient ainsi à s’offrir si vibrants et si confiants après la défaite, malgré la défaite. On sait déjà le parti que Cluseret en tira. Il laissa s’énerver cette force, il la laissa fondre, s’émietter. Garder sous les armes deux jours, trois jours, une semaine à la rigueur ces cent mille hommes était possible, faisable : mais à quoi bon ? à quelles fins utiles, pratiques ? La guerre s’annonçait longue ; elle pouvait, devait durer des mois. Il était au contraire d’une politique habile, prévoyante, faisant entrer l’avenir en compte, de calmer, de modérer, de refréner même les enthousiasmes premiers, les poussées irréfléchies, de ne retenir sur la ligne de feu que le nombre de combattants nécessaire et d’engager les autres à prendre un repos bien gagné déjà pour reparaître sur le front, quand leur tour serait revenu. Économie de force, économie d’effort s’imposaient à cet instant, étaient la bonne et sûre tactique.

Pour cela, il est vrai, il eut fallu que Cluseret tint en mains, non seulement la garde nationale mais aussi, mais surtout, les officiers, les chefs, et que ces derniers fussent des hommes du métier susceptibles, selon le cas, d’entraîner ou au contraire de retenir les bataillons placés sous leurs ordres. À ce dernier égard et dans quelques jours, le délégué à la guerre cherchera à aviser et aura même le choix heureux : mais, pour l’heure, du côté du Nord-Ouest, du moins, ce sont les incapables du 3 avril qui commandent encore. C’est Bergeret « lui-même » qui se trouve au pont de Neuilly, dont il répond par lettre à la Commission exécutive, en ce langage héroï-comique qui lui était familier.