Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/396

Cette page a été validée par deux contributeurs.

C’étaient des ouvriers de Paris prêts à risquer gaiement leur peau derrière les barricades, à l’abri d’un tas de pavés branlants, mais insuffisamment entraînés pour les manœuvres d’une guerre méthodique et compliquée, comme le sont devenues les guerres modernes, avec le perfectionnement du matériel de meurtre et l’emploi combiné des diverses armes, guerres où la bravoure compte peu, si elle ne s’étaye, chez les officiers du moins, de science et de calcul.

Au commandant supérieur d’une pareille armée, il aurait fallu sans doute pour vaincre et faire rayonner sur la France d’abord, sur le monde ensuite la Révolution triomphante, des qualités de premier ordre, exceptionnelles comme les circonstances, le don d’invention, de création. Ce chef aurait dû avant tout sentir et comprendre cette foule, vibrer à son unisson et forger pour elle, pour son usage, les méthodes appropriées qui permettraient d’utiliser son entrain et sa vaillance, de l’encadrer tout entière solidement et d’en faire un formidable organisme où l’esprit de solidarité eut été le substitut heureux de l’esprit de discipline autoritaire et mécanique. Il lui aurait fallu tenter et réussir ce qu’avaient tenté et réussi les conducteurs du peuple soulevé et armé aux temps de Valmy, de Fleurus et de Jemmapes, marchant avec de jeunes recrues, des volontaires surgis la veille de l’atelier et de la glèbe contre les vieilles troupes de Brunswick et les culbutant d’une poussée irrésistible. Mais, sans aller si loin, on pouvait espérer que le nouveau ministre qui avait si âprement ambitionné un rôle militaire de premier plan chercherait à se hausser à la hauteur des circonstances, s’efforcerait d’organiser, ne fût-ce qu’avec les procédés élémentaires et courants, les masses considérables dont il disposait. Il n’en fut rien. De tous les héros des temps passés et présents, il n’aspira qu’à recommencer le seul Trochu. Ce fut là son modèle unique et qu’il imita jusqu’au bout. Comme lui, incertain et hésitant dans la conception, il se montra comme lui, indolent et inerte dans la pratique et l’action, et rendit à sa chute une armée mûre pour la capitulation si elle était lâche, mûre pour la boucherie si elle était brave.

Son premier décret, en date du 5 avril, porte la marque de cette indécision foncière que l’on retrouve à tout pas. Ce décret coupe en deux la garde nationale. Les hommes de 17 à 35 ans non mariés formeront des compagnies de marche dénommées aussi bataillons de guerre. Le restant constituera des compagnies sédentaires, Autrement dit, Cluseret, croyant faire la part du feu, écartait délibéremment du champ de bataille les trois cinquièmes de la garde nationale, retenant les deux autres cinquièmes pour en faire une sorte d’armée aussi semblable que possible à l’armée régulière. Un second décret, en date du 7 avril modifiant le premier, imposera le service obligatoire dans les compagnies de marche à tous les hommes mariés ou non de 19 à 40 ans et facultativement de 17 à 19 ans, mais le principe n’en subsistera pas moins.

Ainsi Cluseret ne savait pas prendre parti, faire son choix. Inclinant au fond à une tactique de pure défensive, — il avait très vivement critiqué la sortie