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dans l’unité allemande constituée, révolution de la République démocratique et sociale. Les deux nations, libérées des puissances d’absolutisme et d’oligarchie, et sollicitées au libre développement indéfini de leurs énergies intérieures, auraient-elles sacrifié ou compromis ce magnifique effort pour se disputer des lambeaux de territoire, pour coudre à la France les provinces allemandes de la rive gauche du Rhin, pour coudre à l’Allemagne, l’Alsace et la Lorraine ? En vérité, je ne le pense pas. La folie eût été trop manifeste et les prétextes auraient fait défaut. Mais la Révolution européenne avorte dans les deux pays. La liberté est supprimée en France par le coup d’État napoléonien. La démocratie y est déchirée d’abord par la guerre civile des classes, puis falsifiée par le plébiscite, et une horrible contrefaçon césarienne de souveraineté nationale se substitue à la démocratie loyale et vraie. L’Allemagne, après une grande espérance d’unité et de liberté, retombe divisée et serve, sous le joug de puissances multiples. Du même coup, le malentendu entre les deux peuples s’aggrave, toutes les blessures anciennes s’élargissent et s’enveniment. D’une part, la France ne peut plus avoir un respect profond pour les autres nations, ayant perdu le respect d’elle-même. Comment un peuple aurait-il le souci de la dignité et de l’indépendance d’autrui, lorsque lui-même lâchement, par imbécillité de cœur et d’esprit, et pour sauvegarder des intérêts de classe qui n’étaient même pas menacés ou qui ne l’étaient que d’une évolution régulière et lente il a aliéné aux mains d’un prétendu sauveur son indépendance propre et sa dignité ? Son idéalisme orgueilleux et généreux sera désormais rapetissé en une vanité ombrageuse et jalouse. S’il intervient dans les affaires des autres nations, ce sera avec la secrète bassesse d’âme d’un valet associé aux bonnes fortunes de son maître. Ou il essaiera de réprimer la croissance naturelle et légitime des peuples voisins, pour sauver un misérable prestige et parce que, n’ayant plus en lui-même le principe de la vraie grandeur, il sera obligé de chercher dans l’abaissement systématique de ses « rivaux », un simulacre de grandeur fausse et une sordide consolation de sa fierté déchue. Ou bien, s’il affecte d’aider les autres peuples à se libérer, ce sera pour appliquer au dehors la contrefaçon révolutionnaire dont le césarisme a fait la loi du dedans, et il n’affranchira les nations voisines que dans les limites du caprice et de l’intérêt de son César, faisant ainsi d’un bienfait étriqué, égoïste et servile, une nouvelle chaîne de servitude. La voie est donc ouverte à la France de toutes les aventures, de tous les mensonges, de toutes les entreprises contre le droit des nations.

D’autre part, l’Allemagne est doublement sollicitée à la guerre.

L’avènement d’un Napoléon réveille en elle tous les souvenirs des invasions et des dominations de jadis ; déjà troublée et irritée en 1840, elle regarde maintenant vers le Rhin, après 1852, avec une inquiétude constante et une défiance désormais incurable. Et en même temps, le douloureux échec de l’entreprise à la fois nationale et démocratique de 1848, l’avortement misérable