Page:Jaurès - Histoire socialiste, XI.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.

le préjugé et en lui et hors de lui ? J’entends bien aussi qu’il reste en cette volonté de démocratie une arrière-pensée de primauté, un orgueil de protectorat moral exercé par un peuple sur d’autres peuples : les alliés d’Athènes n’étaient pas des égaux, et c’est pour mieux assurer le développement national au-delà même des limites marquées sans doute par la sagesse, que Quinet adjure la France de se donner la vigueur et le ressort d’un principe. Il fait appel à ses énergies, à sa force expansive, à ses ambitions d’ordre économique, à sa passion de la grandeur. Mais, enfin, il a été conduit par la réflexion à renverser les termes du problème. Toute l’heure, en pleine tourmente et devant la coalition européenne, il proclamait que le problème du dedans ne pouvait être résolu qu’au dehors, qu’avant de conquérir la liberté intérieure et la démocratie, la France devait assurer, par un élargissement de ses frontières, son indépendance extérieure. Maintenant, au contraire, c’est par le dedans que doit être résolu le problème du dehors ; c’est par le développement de la démocratie que doit être assurée la vie de la France, son indépendance et son action dans le monde. Il reconnaît donc, par là même, implicitement, que la démocratie peut être fondée dans les limites actuelles de la France. La liberté intérieure n’a plus pour condition un agrandissement préalable du territoire. De plus, si c’est dans la sympathie des peuples que la France cherche sa sécurité, quel besoin aura-t-elle de demander cette sécurité à une guerre de conquête, à la prise de possession de Mayence ? Enfin, si elle devient démocratie pour éveiller, par son exemple, les forces de démocratie dormant encore dans le monde, comment pourrait-elle troubler ce difficile travail, cette délicate éclosion, en déchaînant à travers les multitudes humaines l’orage des conflits guerriers ? Toutes les énergies impatientes, toutes les fiertés inemployées qui risqueraient de s’exaspérer en entreprises guerrières, seront à la fois exaltées et satisfaites par une grande œuvre de justice dans la paix. Ainsi, la démocratie, par sa seule idée, épure la passion nationale et donne, dans les âmes, une forme nouvelle à la passion antique de la grandeur.

Si donc en 1848, la Révolution avait décidément triomphé par la pleine victoire de la démocratie en France et en Allemagne, les deux peuples, malgré les rancunes et les haines du passé, auraient scellé sans doute le pacte d’alliance définitive. Je sais bien que les émotions de 1840 avaient ranimé dans les cœurs les souffrances et les haines. Je sais que la République française aurait pu se laisser tenter encore aux ambitions de conquête, et couvrir peut-être d’un prétexte de propagande et d’un splendide manteau de Révolution l’orgueil séculaire de la force. Je n’oublie pas non plus les déclamations passionnées qui, dans l’Église Saint-Paul, au Parlement de Francfort, saluèrent la grande patrie allemande, et revendiquèrent pour elle l’Alsace et la Lorraine. Mais je vois, par l’exemple de Quinet lui-même, que les deux démocraties auraient pu, par un retour de pensée, réprimer les excitations imprudentes et contenir les rêves mauvais. L’œuvre était assez grande d’assurer dans l’unité française maintenue,