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sans avoir pu convaincre leurs antagonistes. La conciliation était une fois de plus à vau-l’eau.

Pendant ce temps, des événements aussi graves se produisaient à Versailles. L’Assemblée nationale, poursuivant son œuvre de guerre civile, étendait les pouvoirs de la Préfecture de police à un certain nombre de communes de la Seine-et-Oise. Comme pour se moquer, statuant ensuite sur la proposition Millière déposée quelques jours auparavant, elle prorogeait ridiculement d’un mois l’échéance des effets de commerce, alors que, raisonnablement, il aurait fallu accorder aux commerçants des délais d’un an, de deux ans, de trois ans même pour les soustraire à la faillite menaçante. Mais ce n’était là encore que broutilles. L’incident décisif devait se produire à la séance de nuit. Dès qu’avait été connue l’énigmatique proclamation de l’amiral Saisset, dont nous avons parlé tout à l’heure, une émotion intense avait saisi l’Assemblée. Les fables les plus étranges circulaient. Les ruraux allaient jusqu’à croire ou feignaient de croire que Saisset et, derrière lui Thiers en personne, pactisaient avec l’émeute, méditaient de s’appuyer sur Paris révolté contre l’Assemblée monarchiste. Suppositions franchement insensées ! Mais la peur et la haine raisonnent-elles ? Des conciliabules avaient été tenus entre les chefs de la droite. Les meneurs, déridés à tout risquer, avaient résolu, disait-on, de débarquer Thiers, de le mettre en accusation et d’appeler au commandement suprême de l’armée, pour écraser Paris, la Révolution et la République, un d’Orléans : Joinville ou d’Aumale.

Ces passions grondaient et le complot se précisait quand débuta la séance de nuit. À l’ouverture, le président de la Commission chargée de rapporter sur la proposition d’Arnaud de l’Ariège, dont on connaît l’objet, circonvenu apparemment par Thiers, pria en phrases ambiguës les auteurs de la proposition de la retirer, la discussion étant pleine de danger. Les signataires hésitent. Thiers prend la parole. On croit qu’il va dissiper les obscurités, dire la situation. Point. « Si vous êtes une Assemblée vraiment politique, déclare-t-il, je vous adjure de voter comme le propose la Commission et de ne pas vouloir des éclaircissements, qui, dans ce moment-ci, seraient très dangereux. Une parole malheureuse, dite sans mauvaise intention, peut faire couler des torrents de sang… Si la discussion s’engage, pour le malheur du pays, vous verrez que ce n’est pas nous qui avons intérêt à nous taire ». Sur ce, au milieu de la stupéfaction générale et de l’émoi, le président Grévy lève la séance, qui n’avait pas duré dix minutes.

Vrai coup de maître. Thiers, d’une part, étouffait dans l’œuf le complot qui le menaçait : il se laissait le temps de négocier avec certains des conjurés, de les ramener. D’autre part — et c’était l’essentiel — il empêchait la majorité de prononcer au cours de la discussion des paroles irréparables, de prendre des résolutions forcenées et brutales qui, connues le lendemain à Paris, auraient définitivement jeté dans les bras du Comité central toute la bourgeoisie répu-