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de générosité, rayonnement de violence, les Croisades, la catholicité française du XIIIe siècle, la primauté insolente et radieuse de Louis XIV, l’universalité de l’Encyclopédie, la Révolution des Droits de l’Homme, enfin l’orage napoléonien qui fécondait l’Europe en la bouleversant. La France s’était habituée à être le centre de l’histoire européenne, le centre de perspective quand elle n’était pas le centre d’action.

Elle ne discernait plus son intérêt de l’intérêt du monde, son orgueil de sa générosité. Elle croyait avoir conquis, en se donnant, le droit de dominer, et elle avait eu des façons hautaines de propager la liberté elle-même. La Révolution avait été une fièvre d’enthousiasme humain et d’orgueil national. Elle voulait bien que les peuples fussent libres, mais libres par elle, des peuples libérés, des peuples affranchis, c’est-à-dire formant autour d’elle et sous son patronage auguste de libératrice une clientèle reconnaissante. Quoi ! tous ces peuples maintenant allaient-ils donc se constituer par leur propre effort, devenir des puissances vraiment et pleinement autonomes ? Toute cette argile qu’elle avait cru pétrir et animer du souffle de sa bouche allait donc s’animer d’une étincelle intérieure ? Elle pourrait être menacée demain, non plus par des coalitions accidentelles et passagères qui attestaient sa puissance même et l’éclat de son destin, mais par la constitution permanente et par la vie normale de grandes nations indépendantes et redoutables… Son droit d’aînesse européenne allait lui échapper ; son privilège d’unité allait se communiquer à d’autres ; son instinct de conservation s’inquiétait et son orgueil d’idéalisme souffrait comme sa vanité de domination.

C’est déjà beaucoup qu’en cette crise profonde de la France tant de consciences françaises se soient trouvées pour accepter et même pour saluer avec joie les destins nouveaux. Qui pourrait lui faire grief de ne pas avoir pratiqué d’emblée, avec unanimité et avec suite la politique internationale qui convenait à l’idée nouvelle ? Il lui aurait été plus facile d’accepter cet élargissement du rôle des autres peuples si elle-même avait pu développer d’un mouvement régulier toutes les forces de démocratie, de liberté politique et de progrès social que contient le génie de la Révolution. Sa fierté eût été consolée si elle avait gardé, dans sa vie intérieure, une avance sur les autres nations qui s’organisaient et se libéraient à leur tour. Mais quoi, dans la France même de la Révolution la démocratie paraissait condamnée, par la monarchie bourgeoise et censitaire, à un demi-avortement. Il semblait à plus d’un esprit que la France ne pourrait retrouver la pleine liberté révolutionnaire que par la force d’expansion révolutionnaire. Et la tentation des vieilles primautés s’insinuait à nouveau dans le rêve de démocratie. Quinet nous a laissé de ce trouble de conscience un éloquent témoignage dans un de ses écrits : « 1815 et 1840 ». C’est au moment où la politique brouillonne de M. Thiers provoquait contre la France une coalition européenne où la Prusse était entrée : Quinet reprend d’un accent belliqueux la revendication française des « frontières naturelles » ; il veut, comme Danton,