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contre lui ! Voilà à quelles imprudences et à quels échecs peut mener la politique personnelle ! Voilà à quelles combinaisons de rapacité dynastique et prussienne est livré le destin des peuples allemands ! De toute l’Europe aussi un regard de défiance se serait aiguisé sur lui, et tous les amours-propres obscurs, qu’inquiétait déjà dans les chancelleries son étonnante fortune, auraient pris leur revanche en dénonçant l’immoralité de ses procédés et l’avortement de ses mauvais desseins. Mais le Roi lui-même, quels sentiments pour son ministre cette crise lui suggérait-elle ? Pendant toute la durée des négociations à Ems, le Roi était resté seul. M. de Bismarck n’était pas reçu. Cela était conforme au système que lui-même avait construit et que le roi de Prusse mettait en œuvre. Du moment que la chancellerie allemande avait décidé de répondre à la France que l’affaire n’avait aucun caractère politique, que la candidature Hohenzollern n’avait pas été délibérée par le gouvernement, mais autorisée dans un conseil de famille, c’était au roi seul, comme chef de famille, à régler la question. Si le ministre s’était empressé dès les premiers jours auprès de lui, cela eût renversé le système adopté. Aussi c’est seulement le 12 juillet au soir, au moment où le Roi sait que la période « familiale » de la question va être close par la renonciation du prince de Hohenzollern, qu’il annonce à M. Benedetti l’arrivée de M. de Bismarck à Ems pour le lendemain.

Mais, quelque spécieuses ou même quelque sérieuses que fussent les raisons qui tenaient alors M. de Bismarck éloigné d’Ems, il semble bien que celui-ci ait été irrité de n’avoir pas été appelé par le Roi. Le Roi, dira plus tard en confidence M. de Bismarck, avait la manie de paraître agir seul. Le ministre aurait voulu sans doute, quelque « domestique » que fût l’incident, l’élargir d’emblée et l’aggraver. Le langage arrogant et presque provocant tenu par M. de Gramont, le 6 juillet, à la tribune du Corps législatif, lui aurait permis d’envenimer le conflit et de renverser les rôles, c’est-à-dire de demander des explications. Le Roi, laissé à lui-même, ne céderait-il pas trop ?

Au fond, le souverain, qui aimait bien couvrir d’un manteau de moralité les plus audacieuses entreprises, gardait à son ministre une secrète rancune pour l’avoir engagé dans une affaire d’autant plus suspecte à sa conscience qu’elle tournait mal. M. de Bismarck se demandait donc, dans sa solitude de Varzin, s’il valait mieux pour lui attendre en silence la suite des événements et se tenir à distance, pour ne pas assumer devant l’opinion allemande la responsabilité trop directe des concessions désagréables que ferait le Roi, ou, au contraire, surveiller de près les événements pour exciter l’amour-propre royal et faire jaillir l’étincelle de la guerre. Un signe du Roi l’eût décidé ; mais ce signe ne vint pas tout d’abord. N’y avait-il pas un peu de bouderie dans l’attitude royale, et le souverain, mécontent de s’être laissé entraîner dans l’aventure, ne voulait-il pas prendre sur son chancelier cette revanche de la clore tout seul ?