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bannissement des meilleurs citoyens, le baillon sur toutes les bouches et les menottes sur toutes les mains ! Il absout tout cela, et il est incapable de s’expliquer, de pardonner la méprise irritée du peuple qui, le voyant s’acheminer vers le pouvoir au nom de la liberté, s’imagine qu’il livre sa conscience au régime infâme né d’un attentat monstrueux !

Ah ! non ! il semble bien que M. Émile Ollivier n’était point de force à porter le formidable fardeau qu’il ne craignait pas d’assumer. Lorsque, le 2 janvier 1870, après les élections qui avaient donné à tous les partis d’opposition coalisés plus de trois millions de suffrages, M. Émile Ollivier fut appelé au ministère, la France était acculée à un dilemme tragique : ou l’Empire irait délibérément à la liberté, ou il irait à la guerre. S’il n’apaisait pas par un régime vraiment libéral les passions de la démocratie, il ne pouvait se sauver, ou tenter de se sauver que par une diversion belliqueuse. Rétablir son prestige militaire en humiliant la Prusse était la suprême ressource de l’absolutisme impérial. Le malaise qui pesait sur l’Europe ne pouvait se prolonger. Sans doute Prévost-Paradol se trompe quand, dans son beau et triste livre sur la France nouvelle, il annonce en juin 1868, que le conflit entre la France et la Prusse est inévitable ; il se trompe quand il proclame que la France ne peut, sans déchoir, accepter l’unité allemande et la grandeur prussienne. S’il est vrai que jusque-là l’histoire n’avait pas fourni un seul exemple d’un vaste déplacement ou d’un nouveau partage des influences qui ne fût pas constaté et contresigné par une guerre, l’histoire n’est pas condamnée à se répéter : et le pessimisme aussi est un parti-pris qui peut égarer l’intelligence comme la vaine facilité de l’espoir. Mais ce qui était vrai, c’est que seule une politique hardiment libérale pouvait donner à la France la force de regarder sans peur et sans envie les destins nouveaux de l’Allemagne.

Ce n’était pas, selon l’image trop rigide et implacable de Prévost-Paradol, l’inévitable collision de deux trains lancés l’un contre l’autre sur la même voie, mais la rencontre probable et le choc funeste de deux nuées qui, sous un ciel lourd, allaient lentement l’une vers l’autre. Le grand souffle de liberté se lèvera-t-il qui, seul, peut dissiper l’orage et nettoyer enfin l’horizon ?

M. de Bismarck guettait les événements. Il a dit, dans les souvenirs qu’il a dictés après sa disgrâce, que la guerre avec la France lui paraissait, dès 1866, inéluctable. Elle était commandée par les nécessités de l’évolution politique de l’Allemagne, au dedans et au dehors. Il veut dire par là que la Prusse ne pouvait compléter l’unité allemande en franchissant le Mein sans se heurter au veto de la France, et aussi qu’il était difficile, sans le feu d’une guerre nationale, de combiner en un seul bloc les éléments encore dispersés et souvent hétérogènes de l’Allemagne. Mais peut-être donne-t-il après coup à sa pensée une netteté, une brutalité de lignes et d’arêtes qu’elle n’avait pas avant l’événement. Il a pu céder à la tentation de grandir encore son rôle (au moins selon l’idée qu’il avait de la grandeur), en montrant qu’il avait prévu et prémédité