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transigeante et dynastique qui se préparait à accepter et même à consolider le régime impérial s’il accordait au pays la liberté. De ces deux fractions, l’une avec Jules Favre tendait de plus en plus à reconnaître l’unité allemande ; l’autre, avec Émile Ollivier, la reconnaissait pleinement. Et celle-ci pouvait espérer le pouvoir. Grand événement si M. Émile Ollivier était par l’esprit et le caractère égal à la tâche qu’il assumait ! C’était un formidable fardeau, et la politique qu’il essayait supposait une force immense et presque surhumaine de désintéressement et de clairvoyance. Mais l’œuvre même était-elle possible et n’était-il pas absurde de la tenter ? Était-il permis d’espérer qu’un pouvoir né du coup d’État et de la violence, et qui avait demandé au plébiscite la consécration dérisoire du coup de force accompli, se prêterait de bonne foi à une évolution sérieuse de liberté, se laisserait discuter dans la presse et dans le pays et abandonnerait peu à peu à la représentation nationale librement élue la direction et la responsabilité des affaires ? En tout cas il faut que l’homme qui se risque à cette entreprise soit un héros de l’intelligence et de la volonté.

Qu’il succombe un instant aux impatiences de l’ambition ou aux tentations de la vanité, qu’il ne voie pas dans leur plein les forces hostiles et qu’il s’exagère les possibilités de son dessein, il deviendra le prisonnier, le jouet et la victime du régime qu’il prétend transformer en l’acceptant. Je ne sais s’il était possible de dérailler, en ces années critiques de 1867 à 1869, si M. Émile Ollivier pouvait, sans péril pour lui et pour la France elle-même, prétendre à ce rôle redoutable. Ses ennemis ont dit de lui qu’il avait un immense orgueil, mais si cela est vrai, cela même est ambigu et ne tranche pas le problème. Car l’orgueil peut égarer l’homme : il peut aussi l’avertir et le mettre en garde contre les pièges vulgaires de la vanité et de l’ambition. L’orgueilleux, s’il l’est vraiment, s’il s’est voué à un haut destin, peut éviter ou mépriser tout ce qui le ravalerait à un rôle inférieur. M. Émile Ollivier avait eu de beaux succès de tribune et il jouissait sans aucun doute de ce qu’il appelle lui-même « ses ivresses oratoires » ; mais ces sortes de triomphes ne lui suffisaient pas : et il voulait ou se replier dans la solitude et y nourrir son esprit et son âme de la substance des belles œuvres ou agir profondément sur les choses humaines par l’accomplissement d’un grand dessein. Il affirme, dans l’autobiographie politique et sociale qu’il a publiée sous le titre le 19 Janvier, qu’il avait non la vanité d’un rôle, mais l’orgueil d’une idée, qu’il ne vivait que pour elle, ne voulait monter et grandir que pour elle. Cette idée, c’est qu’il valait mieux continuer peu à peu la liberté dans l’institution impériale, si seulement elle voulait s’y prêter, qu’infliger à la France, dans l’espoir d’une liberté toujours incertaine, l’épreuve d’une révolution nouvelle, aussi stérile peut-être que les révolutions antérieures.

Ce qu’il avait le droit de dire en tout cas, lorsque, en 1867, il commence à entrevoir secrètement la possibilité d’accéder en personne au pouvoir, c’est