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mauvais côté. A ne regarder que la France, elle se révèle au début sous les aspects suivants :

Dans le monde de la pensée, le premier rang conquis par la science et surtout par la science qui, au lieu de construire vastes synthèses, se confine dans l’analyse patiente et minutieuse des faits ; le triomphe de la philosophie positive, qui refuse de s’aventurer dans les mystères de la métaphysique, redoute toute envolée dans l’inconnu et s’interdit toute spéculation sur la fin et l’origine des choses ; une littérature qui, au nom de l’art pour l’art, renonce à passionner les gens et à les pousser à l’action pour se borner à les amuser ; la renaissance du burlesque, qui est la parodie de ce qui est noble, chevaleresque, grandiose ; la prose reléguant au second plan la poésie, qui devient précise, impassible, marmoréenne, scientifique ou terre à terre ; l’éloquence pacifiée, c’est-à dire réduite au silence, excepté dans les chaires des Églises ou les séances des Académies ; la presse bâillonnée, contrainte à se taire sur les grands sujets et à se rabattre sur la chronique, les commérages, les romans-feuilletons ; l’histoire, non seulement frappée à la tête en la personne de Michelet et de Quinet dont la parole ne peut plus atteindre les étudiants, mais se complaisant dans les monographies érudites et les travaux de détail ; au théâtre, l’école du « bon sens » remplaçant par des études sur nature les drames lyriques de Victor Hugo, proscrits avec le poète, et les folles chevauchées des romantiques dans l’invraisemblable et le gigantesque ; la critique se fixant pour but de faire l’anatomie des œuvres littéraires ou une histoire naturelle des intelligences ; le roman raillant la sentimentalité, aimant mieux observer qu’imaginer, étudiant à la loupe les vulgarités de la vie bourgeoise, et, dans la pleine conscience de la métamorphose accomplie en lui, se proclamant délibérément, comme la peinture du temps, réaliste.

Dans la vie sociale, une intense préoccupation du confort et du progrès matériel ; l’ingénieur, le chimiste, le médecin, le banquier devenant les rois de la société transformée ; mais aussi, en guise de morale courante, sous le manteau troué de la morale qui se dit chrétienne ou vaguement spiritualiste, une recherche presque exclusive de l’intérêt et du plaisir ; un débridement de toutes les convoitises avec l’apparence de la correction, voire de la piété ; l’amour, l’enthousiasme, l’héroïsme, tous les grands sentiments, méprisés, bafoués, « blagués », suivant l’expression qui naît et devait naître alors. On se moque des Polonais sur lesquels on s’est tant apitoyé. On n’a que dédain pour les « vieillies barbes » de la République et pour la naïve grandiloquence de ses orateurs. On n’entend plus perdre son temps à s’occuper des affaires publiques. Le soin en a été abandonné à un homme et à quelques spécialistes qui déchargent les autres de ce souci. On peut rire et s’égayer à l’abri de leur autorité qui garantit les riches contre toute explosion des classes inférieures. On se rue dans le luxe, le jeu, les fêtes. On respecte et on adore