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monarchie de droit divin et à la religion catholique. Mais il n’en est pas moins vrai que la France, sans être encore noyée dans la masse croissante de ses voisines, est par rapport à elles amoindrie et affaiblie, parce que celles-ci, en opérant à leur tour la concentration de leurs forces, lui enlèvent l’avantage d’être la seule puissance unifiée au milieu de nations morcelées. Elle a encore le second rang dans le monde pour la production industrielle et le mouvement commercial ; son activité est loin d’être amortie dans le domaine économique comme dans le domaine scientifique ; elle resplendit toujours de l’éclat des lettres et des arts. Mais sur d’autres points elle a subi des changements graves et, il faut le dire, un amoindrissement considérable.

Chez tous les peuples et à toutes les époques coexistent, toujours en lutte, une tendance idéaliste et une tendance réaliste. La première consiste à se lancer hardiment dans les théories, les projets, les rêves, les utopies même ; elle vise à modeler les choses sur les conceptions de l’intelligence ; elle est ardemment réformatrice et volontiers révolutionnaire ; la seconde consiste à s’attacher étroitement aux faits, à marcher prudemment sur le terrain solide de la pratique ; elle pousse l’homme à s’adapter au milieu qui l’environne ; elle est favorable au progrès très lent ou même elle est tout à fait conservatrice. Chacune prédomine tour à tour, sans pouvoir jamais supprimer l’autre, qui est provisoirement réduite à un rôle secondaire.

Or, avant 1848, celle qui l’emportait en France et en Europe, était, sans contredit possible, la tendance idéaliste. La tendance réaliste était momentanément la plus faible. Après 1848, cet ordre est interverti. Et pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les utopies sont sorties prématurément des livres pour courir les rues ; parce que les rêves ont vainement essayé de se transformer en réalités ; parce qu’il y a eu révolution ébauchée et manquée ; parce que l’échec de la République, de la démocratie, du socialisme a été une lamentable déception, non seulement pour les novateurs qui croyaient à un prompt et facile succès, mais pour le peuple qui, du haut de ses illusions, est retombé les reins cassés sur le sol dur d’où il s’était hasardé en plein ciel. Il s’ensuit chez ceux qui ont espéré une transformation rapide de la société une amertume et un désenchantement qui ont pour pendants chez les autres, chez ceux qui ont eu peur pour leurs biens ou leurs privilèges, la haine des idées, la défiance du sentiment, un appétit de tranquillité à tout prix.

L’année 1848 est ainsi le tournant du XIXe siècle, le moment où s’opère une volte-face complète dans l’évolution intellectuelle et sociale. Suivant le rythme qui gouverne la vie des peuples comme les flots de l’Océan, la majorité des esprits, après s’être longtemps dirigée en un sens, reflue avec violence dans le sens contraire.

Elle envahit tous les domaines, cette réaction réaliste, qui doit durer près d’un demi-siècle et qui a, comme toute chose humaine, son bon et son