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sivement recours à cet expédient. Je dirai plus ; c’était une idée très bourgeoise, une idée conforme à l’évolution économique du siècle, où, peu à peu, la richesse mobilière prenait le pas sur la richesse foncière. La Révolution de 1830 avait été, au fond, la victoire de l’aristocratie financière et industrielle sur l’aristocratie terrienne, le commencement du règne des banquiers, comme disait naïvement Laffitte. Garnier-Pagès, sciemment ou non, agissait en représentant de la bourgeoisie des villes. Mais, grâce au suffrage universel, les campagnes prenaient une importance qu’elles n’avaient jamais eue. Le Gouvernement provisoire ne s’en rendit pas suffisamment compte. Ce qui le préoccupa surtout, ce fut de savoir si cet impôt porterait aussi sur les petites cotes foncières, sur les possesseurs de minuscules lopins de terre, décorés du vain nom de propriétaires, mais n’ayant pas de quoi vivre sur leur parcelle. Louis Blanc, Ledru-Rollin parlèrent en faveur de ces prolétaires de la propriété. Ils souhaitaient qu’on les dégrevât formellement, en chargeant davantage les gros propriétaires. Ledru-RoIlin proposait pour ceux-ci le taux de 1 fr. 50 %. Garnier-Pagès déclara qu’il donnerait ordre aux percepteurs d’épargner les pauvres et qu’en conséquence le rapport de l’impôt, qui devait être de 190 millions, serait calculé seulement à 160. Dupont de l’Eure était inquiet ; il fit remarquer que les percepteurs, par leur situation même et en vue de leur avenir, étaient beaucoup plus enclins à ménager les riches que les pauvres ; il craignait que le nouvel impôt ne fit haïr la République par les paysans. Mais on ne sut pas indiquer de façon précise qui aurait droit à l’exemption ; on se contenta de la promesse vague de Garnier-Pagès.

C’était une énorme imprudence, comme l’expérience le démontra. Les paroles de Dupont de l’Eure furent vraiment prophétiques. La pétition du club de Barbès en faveur des petits contribuables de la campagne se révéla fort sage. De toutes parts affluèrent des réclamations, où l’on se plaignait que les fonctionnaires fussent épargnés. Appliqué durement, frappant des gens qui souvent n’étaient pas en état de supporter cette surcharge, l’impôt eut en outre le tort d’être assis, non pas sur la base de l’impôt ordinaire, mais sur la totalité des taxes extraordinaires que s’étaient imposées les communes pour des travaux utiles ; il en résultait que les plus chargées et les plus méritantes des communes furent encore les plus grevées. Cela parut injuste et l’était en effet. On comprend qu’exploitée par des adversaires habiles la création de cet impôt temporaire ait suscité dans les campagnes de graves mécontentements. Lamartine, qui en fut partisan, lui fait honneur d’avoir seul permis le fonctionnement régulier des divers services ; mais, s’il sauva les finances de la République, il contribua certainement à tuer la République, à la manière de certains remèdes qui guérissent un mal en le remplaçant par un plus grave. Il était une preuve de plus que le Gouvernement provisoire n’entendait pas reporter sur les privilégiés de la fortune le fardeau excessif qui pesait sur les épaules des travailleurs.