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avaient été d’abord assez favorables à l’idée du rachat ; ils étaient en peine de tenir leurs engagements ; ils avaient eu maille à partir avec les ouvriers qui exigeaient tantôt le renvoi des mécaniciens étrangers, tantôt des salaires plus élevés et des conditions de travail plus humaines ; ils avaient demandé le secours de l’État et accepté, faute de mieux, qu’il substituât sa gestion à la leur. Les gros actionnaires avaient pensé de même. Mais les petits avaient protesté. Puis certains administrateurs, dont plusieurs étaient représentants du peuple, tel Léon Faucher, s’étaient demandé avec inquiétude, si, après le rachat, leur place bien rétribuée n’écherrait pas à des républicains. Enfin les financiers, rassurés peu à peu par l’allure débonnaire de la République, se reprenaient à espérer. Ils voulaient bien remettre à l’État les lignes dont les affaires allaient mal ; ils entendaient garder les autres et se réserver les chances de gain que leur offrait l’avenir. Puis qui savait si l’on ne pourrait pas obtenir du nouveau régime des conditions plus avantageuses ? Il se fit dans les Comités des propositions pour qu’on rendît perpétuelles les concessions faites aux Compagnies et pour qu’on allégeât leur cahier des charges. Si l’on devait céder au flot et subir la reprise par l’État, on pouvait du moins la faire payer plus cher, et c’est pourquoi, chaque fois que le rachat parut avoir des chances, les actions des Compagnies montèrent, tandis que, par un jeu de bascule facile à comprendre, les fonds d’État baissaient en même temps.

Ce changement de front des principaux intéressés se marqua par une quantité de brochures, d’articles de journaux, de pétitions, de démarches personnelles. On vit se produire des arguments dont quelques-uns étaient étranges : l’État ne pourrait jamais achever la construction des chemins de fer ; il aboutirait très vite et forcément à la gratuité ; il ferait des lignes inutiles, des lignes électorales, qui amèneraient trop de campagnards dans les villes. Mais ce fut surtout au Comité des finances que l’attaque fut chaude. Les conservateurs, qui s’y étaient inscrits en majorité, craignaient que le rachat ne fût la première brèche ouverte à un système économique admirablement organisé au profit de quelques-uns. Duclerc avait eu la franchise imprudente de dire qu’il était le pivot de toutes ses combinaisons financières. On n’eut pas de cesse qu’on n’eût forcé le ministre à dévoiler son plan, qui comprenait la reprise par l’État des assurances contre l’incendie, l’impôt progressif, etc., et comme le Comité ne voulait point de ces moyens allant tous vers le même but, il se prononça et contre le rachat et contre le recours aux ressources qui devaient mettre à même d’y faire face. Le Comité avait fait venir les directeurs des Compagnies dont il adoptait les idées, et Bineau, futur ministre de l’Empire, concluait dans son rapport du 6 Juin, au rejet des propositions de Duclerc. Le Comité des Travaux publics se prononçait, il est vrai, en sens contraire par l’organe de son rapporteur, Victor Lefranc, qui demandait seulement que l’indemnité fût réglée par une sorte de tribunal