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d’échange direct. Pour faciliter l’opération, il se crée deux grands organismes : 1o Un syndicat général de la production ; 2o Un syndicat général de la consommation. Ce double syndicat fonctionne comme un double bureau de statistique, relevant dans tous les domaines l’offre et la demande et en dressant le tableau comparatif. Le syndicat de la production doit constituer des corporations libres qui seront les cadres futurs des travailleurs, coordonner les rapports qui en viendront, recevoir et contrôler les produits et aussi répartir le travail entre ceux qui en réclament. (Plus tard il organisera l’assurance mutuelle et une caisse centrale de retraites). Le syndicat de la consommation se chargera d’entreposer les matières premières, les produits manufacturés, et d’en opérer l’écoulement. Il créera pour cela de grands magasins où tout le monde pourra venir s’approvisionner. Un producteur, en y apportant les produits de son travail, obtiendra une avance gagée par ces produits mêmes, dont la vente sera assurée par les soins du syndicat.

Ainsi Proudhon, se rapprochant des fédérations agricoles et industrielles conçues par Fourier, s’inspirant des projets d’organisation du crédit élaborés par certains fouriéristes et, en particulier, par Coignet et Jules Lechevalier, arrivait à concevoir la société future comme une grande coopérative de production travaillant pour une grande coopérative de consommation.

La Banque du peuple eut des adhérents. Elle en recruta 20,000 en six semaines ; Proudhon, se réjouissait du succès, quand il fut mis en prison. Privée de son chef en pleine période d’organisation, la Société périclita et tomba. Son fondateur, très tenace, se promettait de la relever un jour. Les événements ne le lui permirent pas, et, faute du critérium décisif de l’expérience, la valeur pratique de l’idée est restée à l’état de point d’interrogation.

Sur sa valeur théorique, Proudhon, pendant qu’il était sous les verroux, échangea avec l’économiste Frédéric Bastiat, de Novembre 1849 à Mai 1850, une série de lettres publiques. Chacun d’eux, comme il arrive dans ces polémiques, coucha sur ses positions, malgré quelques concessions réciproques. Les deux adversaires envisagent la question de deux côtés très différents, et l’on comprend qu’ils ne puissent s’accorder. Bastiat se place au point de vue de ce qu’on peut appeler l’économie privée, des relations entre un particulier et un autre particulier ; il n’a pas de peine à démontrer que le droit de propriété, si on l’admet, suivant la vieille définition, comme le droit d’user et d’abuser des choses appropriées, de les aliéner et de les transmettre par héritage ou autrement, entraîne la légitimité de l’intérêt, du loyer, du fermage. Car le propriétaire, en prêtant ou en louant ce qui lui appartient, se prive d’une jouissance ; il court aussi un risque, et loyer, fermage, intérêt sont ou une prime d’assurance pour ce risque ou une compensation pour cette privation. Il croit que cette rente du capital peut diminuer indéfiniment