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certain âge. Autoriser des patrons, disait-il, à faire travailler des êtres humains, 14, 15 heures et davantage, c’était leur conférer le droit d’homicide. Corbon se trouva, pour cette fois, d’accord avec les socialistes. Il rappela que déjà, en 1840, les ouvriers s’étaient soulevés en réclamant dix heures de travail et l’abolition du marchandage. Il demanda si l’on voulait toujours traiter la classe ouvrière en mineure, en inférieure privée à perpétuité des moyens de développer son intelligence, et il s’éleva contre les orateurs qui osaient accuser de paresse des gens travaillant beaucoup plus qu’eux.

La thèse contraire fut vigoureusement soutenue. Buffet, avec une franchise presque cynique, déclara que le décret du 2 mars avait pu paraître une concession nécessaire, au lendemain d’une Révolution, alors que les ouvriers étaient redoutables, mais que maintenant il était devenu inutile. Déclaration qui poussa le démocrate Gambon à sommer, sans résultat d’ailleurs, les membres du Gouvernement provisoire de venir dire si, en signant ce décret, ils avaient entendu simplement gagner du temps en trompant le peuple. Avec Léon Faucher, Buffet essaya de prouver que le décret était défavorable aux travailleurs ; qu’il amenait la fermeture de nombreux ateliers, partant le chômage et la misère. Wolowski ajouta que les ouvriers ainsi protégés auraient moins d’énergie, non seulement pour travailler, mais même pour préparer leur émancipation. Ils dirent aussi (et l’argument était plus sérieux) que le décret avait le tort de créer une inégalité entre Paris et la province ; qu’il fallait un règlement uniforme ou pas de règlement du tout, sans quoi les travailleurs se précipiteraient dans les industries où il serait permis de gagner davantage en travaillant plus d’heures. Ils dirent que le décret tuait l’industrie française et un orateur évalua la perte qui en résultait pour elle a 750 millions par an. Ils dirent que le décret était de plus inapplicable ; qu’il laissait de côté la catégorie la plus malheureuse des travailleurs, ceux qui travaillent à domicile et qu’on ne pouvait empêcher de rester à la peine seize ou dix-sept heures, eût-on à sa disposition une armée d’inspecteurs. Ils dirent que, si l’on réglementait la durée du travail, il faudrait ensuite fixer le taux des salaires, le prix des choses, ce qui était manifestement impossible et contraire à la loi de l’offre et de la demande. Ils dirent que le décret posait des limites arbitraires : Pourquoi onze heures ? Pourquoi pas neuf ou huit ? Ils dirent enfin, argument suprême et irrésistible, que c’était faire du socialisme déguisé. Or, Léon Faucher citait ces mots qu’il avait recueillis, disait-il, de la bouche d’un membre du Gouvernement provisoire : « Le socialisme, c’est la peste. » Et il ajoutait qu’il avait répondu : « Vous avez raison. Mais vous êtes tous malades de la peste. »

Pendant que se prolongeait la discussion, on fut étonné, de part et d’autre, d’entendre tout à coup le gouvernement proposer un moyen terme. Le ministre de l’intérieur, Senard, voulut-il racheter la légèreté avec laquelle il avait lancé l’accusation de pillage contre les insurgés de Juin ? Toujours