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sociaux soient dès à présent de petites familles annonçant et préparant ce qui existera plus tard.

On objectait à Louis Blanc qu’en supprimant l’inégalité des salaires il tuait l’intérêt individuel, paralysait le grand moteur de l’activité humaine, détruisait le mobile égoïste qui, sans doute, fait place par instants à des motifs plus relevés, plus généreux, mais qui est le plus ordinaire et le plus puissant dans la vie de tous les jours. Il répondait que dans les ateliers sociaux ce stimulant serait remplacé par le point d’honneur, par l’esprit de corps, par la peur d’être traité de lâche et de voleur, par la conscience de travailler pour soi en travaillant pour les autres ; que, d’ailleurs, le travail devenant de plus en plus court à cause des machines et du nombre accru des travailleurs, plus attrayant aussi, parce qu’il serait plus volontaire, la paresse irait disparaissant. Ce n’en est pas moins un des points les plus vulnérables du système. Louis Blanc concevait ses ateliers sociaux, comme si l’humanité plus altruiste qu’il espérait avait déjà existé autour de lui. Il méconnaissait aussi la difficulté qu’aurait pour vivre une poignée d’associations appliquant des principes socialistes au milieu d’une société reposant dans sa masse sur des principes capitalistes.

Ces ateliers sociaux devaient être organisés sur le même modèle par l’État qui leur apprendrait à fonctionner ; mais l’État se retirait au bout d’un an, les abandonnant à eux-mêmes. Alors les ateliers d’une même industrie se solidariseraient, afin de supprimer entre eux toute concurrence. Devenus une puissance, ils seraient les régulateurs du marché ; ils amèneraient ainsi les ateliers privés à disparaître ou à se fondre avec eux. Les diverses industries, une fois unifiées, s’entendraient avec des fédérations agricoles fondées sur des principes semblables, si bien que la société entière deviendrait une vaste Coopérative. Elle serait comme le corps humain où tous les organes collaborent à l’activité générale, sans qu’ils songent à se quereller. Rien n’empêcherait alors les peuples de s’allier et d’organiser la production de telle sorte que le libre échange, la suppression des douanes deviendrait facile et nécessaire.

Louis Blanc, qu’il s’en rendit compte ou non, aboutissait à une société plus que collectiviste. Mais, laissant dans l’ombre cette conséquence, il déclarait qu’on pouvait maintenir l’héritage, qu’il suffirait d’abolir les successions collatérales et de les donner aux communes pour reconstituer les biens communaux. Il répétait à qui voulait l’entendre que cette transformation devait être pacifique, progressive, que rien ne devait être imposé, que tout devait se faire lentement par le développement naturel de l’association croissant sous la protection tutélaire de l’État.

J’ai insisté sur ces théories de Louis Blanc, parce qu’il fut non seulement le président, mais le principal inspirateur de la Commission du Luxembourg. Son socialisme fut ainsi quasi officiel.