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propriété. » Il voulait dire qu’on ne peut organiser l’un sans modifier l’organisation de l’autre. On crut, ou l’on feignit de croire, qu’il s’agissait d’abolir la propriété privée, et la question de la propriété se trouva jetée dans la controverse.

Sur ce point, deux opinions seulement. Personne ne réclame la suppression de la propriété individuelle. Mais les uns la considèrent comme quelque chose d’absolu, d’immuable d’intangible. Lamartine ne déclare-t-il pas qu’il l’adore et la met sur un autel ? Les autres estiment qu’elle est soumise, comme toute chose humaine, à une évolution et peut avoir, suivant les temps, des prérogatives plus ou moins grandes.

Thiers, son avocat, la présente comme éternelle, comme ayant existé de tout temps et en tout pays (et cela peut se soutenir, à condition qu’on ajoute que la propriété individuelle et la propriété collective ont toujours coexisté, mais que le dosage de l’une et de l’autre a varié infiniment, dosage qui est le fond du problème économique). Mais, sans faire cette distinction nécessaire, Thiers lui attribue une origine divine, en ce sens qu’il la montre inhérente à la nature de l’homme, laquelle est l’œuvre du Créateur. En vue de la légitimer, il lui assigne pour fondement le travail. Les premiers qui ont enclos et cultivé un terrain en sont devenus propriétaires, puis l’ont transmis à leurs enfants ; l’héritage étant de droit naturel ou divin, comme la propriété, la possession du sol et de ses produits se trouve de la sorte pour jamais fixée et réglée. La loi civile n’a fait que consacrer la propriété ; elle ne l’a pas créée. La Constitution peut et doit la garantir ; elle ne peut ni la limiter ni la modifier. Or, le droit au travail, c’est-à-dire le droit pour les tard-venus d’avoir accès aux instruments de travail possédés par de plus heureux, est, en somme, un droit à la propriété d’autrui. Car on ne peut leur fournir du travail que par l’impôt, qui est un prélèvement sur la propriété. Mais cela ne peut être exigé, imposé, à moins qu’on n’admette que la propriété est un privilège accordé à quelques-uns au détriment des autres ; et, comme cette hypothèse a été écartée dès le début, il ne reste qu’à condamner le droit au travail, ce que l’on fait sans hésiter.

À cette théorie superficielle de Thiers, inventant l’histoire et la préhistoire avec audace, Mathieu de la Drôme oppose une conception tout autre. Il raille cette propriété de droit divin, qui ne lui paraît pas plus vénérable que la royauté de droit divin. Au lieu de la faire descendre du ciel, il fait voir en elle une institution très humaine, qui repose, suivant la définition de Fénelon, sur la loi écrite, ou, suivant celle de Mirabeau, sur le consentement universel des membres de la société. Or, ce que des hommes ont fait, d’autres hommes peuvent le défaire, le modifier. Et, à son avis, puisque la terre est devenue le monopole d’un nombre limité de possédants, puisque, par l’extension de cette propriété individuelle, les droits de chasse, de pêche, de cueillette, de pâture, dévolus à tous les hommes dans les sociétés primitives, ont