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et sa propriété. Elle reconnaît le droit de tous les citoyens à l’instruction, au travail et à l’assistance. »


Il y eut vingt-et-un orateurs inscrits. Neuf d’entre eux, qui ne parlèrent point, firent imprimer leurs discours. On put voir dans ce tournoi oratoire se heurter trois opinions représentant les trois groupes dont j’ai parlé au chapitre précédent, et cela (je prie de croire que je ne cherche pas une vaine symétrie) sur trois points essentiels.

Le désaccord portait d’abord sur la conception du rôle de l’État. Rôle négatif en matière économique, disait Thiers avec les économistes. Sa politique doit être celle de l’abstention. Billaut, futur ministre de l’Empire, mais alors en coquetterie avec la démocratie, avait dit : « Quand l’ouvrier de bonne volonté qui n’a pour toute fortune que ses bras vient dire à la société : — Je suis prêt à travailler, mais je ne trouve pas de travail — faudra-t-il que la société réponde : — Je ne puis rien pour toi, meurs, je t’oublie. — » Et il ajoutait : « Contre une telle inhumanité l’Assemblée tout entière se soulève. » À ce moment, des voix diverses l’interrompirent en criant : « Mais du tout, du tout ! » A l’appui de ce nihilisme gouvernemental Thiers et d’autres avec lui essayaient de démontrer que la reconnaissance du droit au travail était inutile ; que, grâce aux machines, la situation des ouvriers avait beaucoup grandi ; que la part des salaires était plus considérable qu’autrefois dans le prix de revient d’un produit ; que par conséquent les gains des entrepreneurs avaient diminué ; que c’étaient ceux-ci qui auraient eu besoin du secours de l’État, si l’État devait jamais secourir une classe de citoyens aux dépens des autres. Tocqueville apporta un autre argument. Il reprocha aux socialistes et aux ouvriers d’avoir de bas appétits, de s’occuper exclusivement des intérêts matériels, de faire appel ainsi aux passions les plus grossières. Mathieu de la Drôme ayant rappelé que la faim et la soif font souvent des révolutions, des murmures avaient éclaté contre cette interprétation matérialiste de l’histoire. Tout ce qu’on accordait, c’était la charité individuelle, et Thiers faisait l’éloge de l’aumône qui, suivant lui, n’avait rien d’humiliant et qui était l’exercice de la plus chrétienne des vertus.

La Commission, moins sèche, consentait que l’État fût l’organe de la charité collective. Elle voulait bien lui reconnaître un devoir a l’égard de ses membres « nécessiteux » ; mais elle ne voulait pas admettre que ce devoir engendrât, comme c’est l’ordinaire, un droit corrélatif. On craignait, disait-on, que l’inscription de ce droit dans la loi n’autorisât chaque citoyen sans travail à le revendiquer contre la société ou même contre les individus. Au fond une grosse question philosophique était engagée dans cette argumentation : c’est la distinction des devoirs de justice et des devoirs de charité. Cousin publiait à ce sujet une brochure que la rue de Poitiers répandit à profusion. Il y mettait en opposition les devoirs stricts ou parfaits et les devoirs larges ou imparfaits ; les premiers obligeant rigoureusement les gens