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mière Révolution. Louis Blanc publiait une brochure intitulée : Plus de Girondins ! Et là, se piquant de défendre la pure doctrine des Jacobins et de la Convention, il exprimait la crainte qu’on ne remît ainsi les destinées du pays entre les mains de l’ignorance, de la routine, de l’erreur. L’historien doit relever cette défiance à l’égard du vote populaire ; elle explique le dédain qu’à plus forte raison les classes dirigeantes professaient, pour la compétence politique du grand nombre.

Nous savons déjà que les préférences des républicains comme des monarchistes allaient à un gouvernement fort ; que les partisans des libertés locales et personnelles étaient en minorité à l’Assemblée comme dans le pays. Le principe d’autorité, ainsi victorieux, eut aussi ses théoriciens. Je n’en citerai que deux. Émile de Girardin, dans la Presse, commence par nier la souveraineté populaire. Donc point de législateurs. « Les lois sont aux sociétés ce que sont aux édifices les échafaudages qui servent à les construire ; quand les édifices sont construits, non seulement les échafaudages ne servent plus, mais ils nuisent ».

Il suffirait d’une loi pénale acceptée par tous à l’unanimité et punissant toute atteinte incontestable portée à la liberté d’autrui ou à sa propriété. Girardin ne nous dit pas comment cette unanimité serait constatée, comment cette loi serait votée. Mais, anarchiste à rebours, il ne songe pas, en niant l’utilité d’une assemblée comme Proudhon et Considérant, à diminuer, comme eux, le pouvoir exécutif. C’est bien un projet de gouvernement direct qu’il développe. Il propose l’élection au suffrage universel d’un homme qui sera proclamé ministre du Peuple et maire de France, élu pour un an et toujours rééligible. Les onze candidats qui, après l’élu, auront réuni le plus de voix, formeront une commission de surveillance et de publicité et seront nommés dans les mêmes conditions. L’un gouverne, les autres contrôlent. En cas de conflit entre le maire de France et ses surveillants, le peuple tranche le différend. S’il réélit le premier, il lui donne raison ; sinon, il lui donne tort et du même coup désigne son remplaçant.

Que fait ici Girardin ? Il trace presque le programme de la constitution impériale. Un souverain élu par un plébiscite et ayant un pouvoir absolu, sauf ratification de ses actes par le peuple. Il ne se demande pas si par hasard le pouvoir, du côté de l’élu, est réel et énorme, fictif et nul du côté des surveillants réduits à de vaines remontrances et du peuple qu’on ne consulte qu’après coup. Mais il aboutit curieusement par sa prétendue suppression du principe d’autorité au despotisme le plus cru. Il ne faut pas s’étonner si Girardin fut de ceux qui se rallièrent assez vite au souverain créé par le Coup d’État ; le nouveau régime se rapprochait de celui qu’il avait rêvé ; il flattait sa vanité d’inventeur. À ce titre, son système, qui aurait pu passer pour la fantaisie d’un isolé, est un des symptômes de l’état d’esprit qui aida le Second Empire à s’établir.