Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pure doctrine avec les institutions des peuples qui se disent chrétiens[1], C’est par là que Pierre Leroux, Louis Blanc, Considérant peuvent se piquer, tout comme Bûchez, de réaliser l’Évangile sur la terre et prendre pour ligne de conduite le vague et doux précepte de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres ». Ils estiment que l’amour peut être à certains moments un puissant outil révolutionnaire, que la pitié pour les faibles est ouvrière de justice, bien plus ! que la sympathie pour nos semblables, qui se confond en dernière analyse avec le souci du plus grand nombre, est un ciment indispensable à la cohésion des éléments sociaux.

Du reste, là s’arrêtent les rapports du socialisme avec la religion chrétienne, surtout avec le catholicisme, comme Montalembert et Falloux se chargèrent de le constater avec justesse et raideur. Au rebours du christianisme, les socialistes, à l’exception de Cabet, de Pierre Leroux et d’un petit nombre d’autres, n’ont point une morale ascétique ; ils ne vantent pas les mérites et les joies de la pauvreté, du renoncement, de l’humilité ; ils entendent que tous les êtres humains aient accès à toutes les jouissances réservées jusqu’alors aux privilégiés. Ils veulent l’accroissement de la richesse en même temps que son expansion parmi les hommes. Ils ne renvoient pas à l’au-delà la satisfaction problématique de nos instincts les plus naturels ou de nos désirs les plus nobles. C’est sur terre qu’ils font descendre le paradis et la justice. Ils ne préconisent pas davantage la simplicité d’esprit, l’ignorance, cette peur du savoir et du libre examen qui se trahit dans la mise à l’index des livres contraires à l’orthodoxie catholique ; ils réclament pour tous une culture intellectuelle aussi complète que possible.

C’est qu’au fond la plupart des socialistes d’alors, si religieux qu’ils soient, sont dirigés, en dehors du sentiment qui les rapproche des premiers chrétiens, par des idées qui les écartent d’eux. Ils pensent, comme Rousseau, que l’homme est bon naturellement, tout au moins perfectible, et, comme Saint-Simon, que l’âge d’or est non derrière, mais devant nous, et de là dérivent des conséquences très graves. Ils ont une foi inébranlable en l’avenir ; ils comptent sur la générosité des hommes, et partant sur la collaboration de la classe bourgeoise pour le relèvement de la classe ouvrière ; ils espèrent une nouvelle nuit du Quatre-Aoùt ; ils sont conciliants jusqu’à la naïveté ; ils sont persuadés que la Révolution peut s’accomplir à la fois très vite et pacifiquement. Le socialiste anglais, Robert Owen, qui, le 3 avril 1848, parle dans sa langue à la Société fraternelle centrale, fait, avec la pleine approbation de Cabet, deux déclarations significatives. Il dit : « Mon plan sera le chemin de fer destiné à conduire l’humanité au bonheur, » et il ajoute : « Le nouveau système ne veut la destruction du bien de qui que ce soit ». Tous, sans en excepter Cabet ou Pierre Leroux, constatent l’antagonisme, la lutte ouverte

  1. Voir Victor Meunier : Le Christ devant les Conseils de guerre, et Victor Hugo dans Les Châtiments : Paroles d’un conservateur à propos d’un perturbateur.