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voire même des économistes qui croient nécessaire de relever la condition légale des ouvriers ou des paysans.

Vient enfin le groupe des conservateurs purs, des amis du statu quo. Il comprend le gros de la bourgeoisie et du parti catholique, qui n’admettent pas qu’on touche aux lois protectrices des privilèges de la classe capitaliste et qui se contentent d’offrir à la misère les adoucissements de la charité publique ou privée.

Il est à remarquer que ces trois groupes ont chacun leur maximum d’influence dans trois époques successives. Le premier, sans jamais être à même de réaliser ses théories, a quelque pouvoir sous le Gouvernement provisoire ; le second domine dans la Constituante, surtout dans son Comité du travail ; le troisième incarne l’esprit de la Législative.



CHAPITRE II


THÉORIES DES TROIS GROUPES


Il importe d’indiquer, pour chacun de ces trois groupes : 1° les principes qui le dirigent ; 2° l’étendue et la profondeur des changements qu’il réclame ; 3° la part qu’il fait, dans son effort pour les opérer et dans ses rêves d’avenir, à la puissance collective et à l’action individuelle.


§ 1. Principes directeurs. — Le moteur le plus général et le plus énergique des socialistes d’alors est sans contredit le sentiment. Cabet avait écrit en 1844 : « Mon principe, c’est la fraternité. Ma théorie, c’est la fraternité. Mon système, c’est la fraternité. Ma science, c’est la fraternité ». Il redit, en 1848, qu’elle est sa boussole et son guide. Pierre Leroux, qui n’a garde de réduire, comme Cabet, à une seule divinité la trinité républicaine, n’en est pas moins fraternitaire pour cela. Il a tiré du droit la notion de solidarité et Cabet a soin de nous avertir que la solidarité est dans le domaine pratique l’équivalent de la fraternité dans le domaine sentimental. Pierre Leroux dit aussi : — Les autres, c’est encore nous —, ce qui est un raccourci de la même formule. L’homme est pour lui un être social qui ne peut s’achever que par la famille, la patrie, l’humanité, c’est-à-dire en communiant avec ses semblables sous une triple espèce. Louis Blanc, moins mystique, mais qui professe, comme il le déclare, « le spiritualisme le mieux senti », conçoit la société future comme une vaste association fraternelle où l’on ne connaîtra plus la concurrence, et où chacun, ainsi que dans une famille unie, produira selon ses forces et recevra selon ses besoins. L’école de Fourier, avec Considérant, rêve aussi une cité heureuse de frères et amis. C’est sur ce point là que le socialisme entre en contact avec le christianisme. Un des thèmes que préfèrent les propagandistes du temps consiste à confronter le Christ et sa