Page:Jaurès - Histoire socialiste, IX.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préfet de la Haute-Garonne, qui s’est distingué en réclamant des mandats d’amener contre plusieurs membres du Conseil général, suspects à titre de « rouges ». Comme l’avocat-général Daguilhon-Pujol refusait d’ordonner des arrestations sans preuves : « Des preuves ! Des preuves ! s’était exclamé Maupas. Les preuves sont inutiles contre des ennemis notoires. Les sentiments suffisent. » Et comme le procureur-général Dufresne réclamait à son tour des pièces : « Mes agents, avaient répliqué Maupas, les introduiront eux-mêmes au domicile des intéressés. » Blâmé de cette désinvolture par son ministre, consolé par Louis Bonaparte, un pareil homme offrait toutes les garanties possibles de conscience légère. Un autre, élégant et viveur, homme de plaisir et homme d’affaires, légitimiste hier, bonapartiste le lendemain, grand seigneur de la main gauche et gentilhomme de Bourse, apporte dans la partie qui va s’engager la froide audace et l’air détaché du joueur qui risque une fortune sur un coup de dés, et Morny devient pour Louis-Napoléon un allié d’autant plus dévoué qu’étant son demi-frère il a tout intérêt à le voir maître de la France. Pour compléter la mise de fonds nécessaire, il sera son intermédiaire avec les banquiers de France, comme Persigny, l’ami de l’exil, l’est avec les prêteurs de Londres.

En même temps que l’aventurier de Strasbourg et de Boulogne s’assure ainsi des auxiliaires et des ressources, Léon Faucher, dupe, mais non complice, aveuglé par sa peur du socialisme, travaille pour l’Empire sans le savoir, en poursuivant à outrance les sociétés et les journaux démocratiques, en proscrivant les ceintures et les cravates rouges, en expulsant les réfugiés, en étendant l’état de siège au Cher et à la Nièvre, en révoquant des centaines de maires et d’adjoints, en harcelant par ses préfets les magistrats qu’il trouve trop mous. Mais, pour ramener à lui les masses populaires, Louis-Napoléon ordonne de grands travaux comme le prolongement de la rue de Rivoli, la construction des Halles, l’achèvement du Louvre ; et surtout il imagine un coup de maître : proposer le rappel de la loi mutilant le suffrage universel. Léon Faucher, fidèle aux rancunes du parti de l’ordre, disait qu’il aimerait mieux se faire couper un bras que de consentir qu’on touchât à cette arche de salut. C’était aussi l’avis de Thiers et de la plupart des monarchistes. La majorité vit le piège, mais ne sut pas l’éviter.

Grand fut l’émoi, lorsqu’à la rentrée de la Chambre, le 4 novembre 1851, le message du Président à l’Assemblée annonça que ses ministres étaient congédiés et que le nouveau ministère avait mission de proposer le rétablissement du suffrage universel. La haute bourgeoisie en manifestait une inquiétude prévue qui était un atout de plus dans le jeu du Président. Mais le peuple des faubourgs et des campagnes en éprouvait une satisfaction réelle. Les républicains de l’Assemblée ne pouvaient qu’appuyer la proposition dont le prince prenait l’initiative. Si les réactionnaires ne se fussent pas opiniâtres dans leur haine aveugle de l’égalité politique, l’appel à la violence pouvait