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et à Besançon, il visite les hospices où il entend crier par des femmes : Vive notre amour de petit Napoléon ! Il parle aux malades, pénètre dans les usines, cherche quelque blouse pour y accrocher la croix d’honneur. Il est reçu à Chauny au cri de : « Vive le père des ouvriers » ; il triomphe à Rouen, à Bordeaux, et l’un de ses séides ordinaires, Granier de Cassagnac, raconte ce dialogue édifiant entre le prince et un rempailleur de chaises, qui l’avait rencontré se promenant : « Arrête-toi un instant, avait dit le rempailleur, et laisse-moi te dire un mot. On dit que là-bas, à la Chambre, ils ne veulent pas de toi. Eh bien ! nous en voulons, nous. Nous savons que tu aimes le peuple et l’ouvrier. Qu’ils n’oublient pas que c’est nous qui t’avons nommé et qu’à ton premier signal nos bras et nos poitrines sont à ton service ».

Outre ses dupes et ses fanatiques, le culte napoléonien a aussi ses auxiliaires payés. De véritables bandes organisées, la Société du Dix-Décembre, la Société du Quinze-Aoùt, composées de cette bohème de déclassés, qui dans une grande ville flotte comme une écume, lui font un cortège hurlant, agressif, encombrant. Elles crient : Vive Napoléon ! parfois : Vive l’Empereur ! rossent les républicains, remplissent les rues de vacarme. C’est à leur image que Daumier figure, sous les traits de Ratapoil, le bonapartiste militant, casseur de vitres et assommeur de passants, avec longue redingote, barbiche en pointe, chapeau bossué sur l’oreille et gourdin solide au bout du bras.

À tant d’ennemis qui menacent la République, que peuvent opposer les républicains ? . Ils sont alors partagés entre deux directions divergentes, sinon contraires. L’une vient surtout des proscrits et des prisonniers, l’autre des Montagnards restés à l’Assemblée.

Les premiers sont éparpillés. Proudhon est en Belgique, Louis Blanc, Ledru-Rollin en Angleterre, d’autres en Suisse. Des groupes de condamnés sont à Doullens, au Mont-Saint-Michel, à Belle-Isle, en Algérie. Ces milieux étroits, isolés, peuplés de vaincus qui espèrent une revanche, sont forcément d’ardents foyers où les passions politiques fermentent comme en vase clos. Sur les détenus l’attention est appelée tantôt par leur transfert d’un point à un autre, tantôt par quelque tentative d’évasion, tantôt par quelque rébellion qui amène des débats en justice. À Nantes, le 16 octobre 1850, un convoi de transportés allant à Belle-Isle passe en chantant la Marseillaise et en criant : Vive la République ! La foule, qui s’amasse sur leur passage, crie à son tour : Vivent les insurgés ! et jette des fleurs dans la Loire. À Bressuire, cinq graciés de Juin traversent le pays en pleine nuit, escortés par la gendarmerie ; des ouvriers trouvent quand même moyen de s’approcher d’eux, de leur remettre quarante francs, produit d’une collecte, et d’accompagner jusqu’à un kilomètre de la ville la voiture, qu’ils quittent en criant : Vive la République démocratique et sociale ! À Cherbourg, des libérés disent aux soldats qui les conduisent : « Nous avons combattu pour une cause qui n’est pas perdue et pour laquelle nous combattrons encore. » A Belle-Isle, où finissent