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La réplique ne tarda point. La majorité n’avait accepté le suffrage universel qu’à condition. Puisqu’il se permettait de repousser les défenseurs des saines doctrines, il n’y avait qu’à condamner « ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal ». Le Président venait précisément de mettre à l’intérieur un homme à poigne, Baroche, d’autant plus redoutable à la démocratie qu’il avait été presque socialiste en 1848. L’élection d’Eugène Sue était du 28 avril 1850. Dès le 3 mai, le ministre instituait une Commission de dix-sept membres pris dans l’Assemblée et chargés de préparer la réforme de la loi électorale. Parmi ces burgraves, comme on les appela, Thiers, Molé, Montalembert, de Broglie ; pas un républicain. Cela promettait une réforme à rebours. Ce fut un projet hypocrite, comme toutes les mesures de réaction prises par la Législative, qui sortit des travaux hâtifs de cette commission. On ne parlait pas — fi donc ! — d’abolir le suffrage universel. Il s’agissait seulement de le moraliser d’urgence. Et comment ? En ôtant le droit de voter à ceux qui n’offraient pas de garanties. Exclusion, d’une part, de tous ceux qui avaient subi une condamnation, si légère qu’elle fût, même pour mendicité, vagabondage, outrages ou rébellion. Exclusion, d’autre part, de tous ceux qui ne pouvaient prouver un domicile continu de trois années dans la même commune, ce qui atteignait tous les ouvriers que la nécessité du métier rend nomades, ce qui retardait aussi l’âge légal pour voter à vingt-cinq ans. La preuve ordinaire devait être l’inscription au rôle de la taxe personnelle, ce qui écartait tous les indigents. En outre le domicile du fils majeur non établi était constaté par la déclaration du père, celui du domestique ou de l’ouvrier par la déclaration du maître ou patron, ce qui était livrer le droit de ces électeurs à la discrétion de l’autorité paternelle ou patronale. De la sorte on comptait amputer d’un quart ou d’un tiers le corps des votants, sans toucher à l’article de la Constitution qui faisait du suffrage universel la base de la République.

La Commission parlementaire crut devoir apporter quelques adoucissements à l’opération chirurgicale projetée. Le domicile de trois ans fut exigé, non plus dans la commune, mais dans le canton ; les fonctionnaires furent dispensés de cette condition ; la preuve du domicile put être faite par l’inscription au rôle des prestations en nature, et, en cas de refus des parents, maîtres ou patrons, par un certificat du juge de paix. En revanche les cas d’indignité furent considérablement étendus et le rapporteur Léon Faucher, heureux de mutiler ce suffrage universel qu’il avait déjà tâché de violenter, saisit l’Assemblée dès le 18 mai. Les républicains de toute nuance furent indignés, d autant que leurs adversaires affectaient de mettre leur loi sous le patronage de Lamartine, parce que dans son journal : Le Conseiller du Peuple, il avait émis quelques critiques contre le scrutin de liste. Ils firent une vigoureuse campagne de presse, de pétitions, de discours, n’ayant ni les moyens ni la volonté de combattre autrement. Une transformation