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transformaient cela en abolition des impôts, de la conscription, en remboursement des 45 centimes, etc.

Que pouvaient contre ces multiples appâts et contre la puissance de la légende les railleries sur l’accent exotique de celui que les journaux adverses nomment tantôt un constable anglais et tantôt un citoyen suisse ; les caricatures qui le représentent avec le petit chapeau duquel débordent deux oreilles d’âne, ou bien en homme de plâtre à l’image d’un homme de bronze, ou encore en assassin embrassant la République et lui plantant un poignard dans le dos ? Que servaient les prophéties qui annonçaient à bref délai le régime du sabre et la guerre finissant par l’invasion et les brochures comme celles de Bersot, demandant pourquoi Louis plutôt que Jérôme ou Pierre Bonaparte ?

La victoire du prince fut écrasante. Sur 7.517.811 votants, Louis-Napoléon arrivait entête avec 5.572.834 voix ; Cavaignac le suivait de loin avec 1.469.156 suffrages. Les démocrates et les socialistes n’en réunissaient guère, que 413.000. Lamartine échouait piteusement avec moins de 21.000 voix. Il est curieux de parcourir la gamme des appréciations que suscita ce triomphe. — Acclamation plutôt qu’élection, écrit Girardin. — Grand acte de foi, dit le Times en laissant entendre qu’un acte de foi dans un individu est toujours périlleux. — « Le peuple a parlé comme un homme ivre », grondait Proudhon de son côté. Quoi que l’on pût penser, la Bourse montait, les théâtres se remplissaient, le nouveau Président prêtait serment à la République et la presse discutait déjà Coup d’État et Empire.

Le 20 décembre 1848, en choisissant son premier ministère le prince-président acquitte ses dettes de reconnaissance à l’égard de ceux qui l’ont soutenu. Nouveau pas en arrière ! C’est la République sans républicains ou peu s’en faut. Pendant que Thiers et Molé demeurent personnages dirigeants dans la coulisse, le cabinet, où domine l’élément orléaniste, a pour chef ostensible Odilon Barrot, qui, sous Louis-Philippe, est intervenu plusieurs fois en faveur des membres de la famille Bonaparte ; il comprend Léon Faucher, un économiste qui a eu des idées hardies, mais qui a rallié très vite le drapeau de l’orthodoxie et qui se repent avec fougue et âpreté de l’avoir quitté ; Falloux, le Machiavel catholique, qui pressé par ses amis d’entrer dans la combinaison et décidé par l’abbé Dupanloup, prend l’avis de son confesseur et obtient sans doute la permission de voiler provisoirement ses convictions de légitimiste au profit de la besogne cléricale qu’il va faire. La République modérée n’est plus représentée que par un seul ministre, Bixio, qui démissionne du reste au bout de quelques semaines.

C’est aussitôt une série de mesures réactionnaires. « On va jeter le masque, dit Falloux… Les électeurs du 10 Décembre n’ont pas dissimulé leurs sentiments. Pourquoi dissimulerions-nous encore les nôtres ? ». Les républicains sont chassés des hautes situations qu’ils pouvaient occuper encore ;