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moins invisible pendant les journées de Juin, la chance de n’avoir aucune part aux mesures de rigueur qui les ont suivies. Il a eu des entrevues avec Louis Blanc, avec Proudhon ; il s’est dit démocrate, franc-maçon, décidé à réclamer l’amnistie, dévoré du désir d’améliorer le sort du peuple. Il a pour lui des bourgeois en qui sonnent, comme des fanfares, des vers de Victor Hugo, des apeurés du commerce et de l’industrie qui réclament un sabre et des affaires. Il a pour lui une coterie, on pourrait presque dire une bande sans scrupule, qui mène son élection comme une entreprise véreuse, à coups de tam-tam, de réclames payées, de portraits, de hâbleries retentissantes. Il a pour lui son nom prestigieux, le mystère qui enveloppe son caractère énigmatique, sa taciturnité qui peut passer pour profondeur, sa facilité de promettre et de paraître tout à tous, même la médiocre idée qu’il donne à beaucoup de son intelligence. Les roués parlementaires, à commencer par Thiers, comptent « passer leurs bras dans les manches d’un Bonaparte », le conduire à leur gré, le capter, l’absorber.

A peine semble-t-il destiné à triompher, que les courtiers de la fortune font boule de neige autour de lui ; et c’est à qui lui posera des conditions ou lui arrachera des engagements. La rue de Poitiers — après avoir hésité — se rallie à sa candidature. Montalembert apporte au neveu de l’auteur du Concordat l’appui des catholiques ; Berryer ajoute celui des légitimistes. Derrière Guizot viennent à lui d’anciens orléanistes en appétit de portefeuilles ; Thiers qui, après l’avoir traité de « paltoquet », se fait son agent le plus efficace, Molé, le duc de Broglie, Odilon et Ferdinand Barrot, Léon Faucher l’économiste. L’armée, avec Bugeaud, Changarnier et même le général Suisse Dufour ; la poésie, avec Victor Hugo et Barthélémy, se prononcent en sa faveur. On rencontre dans le cortège jusqu’à un membre de l’ex-gouvernement provisoire, Crémieux. Aussi le manifeste du prince répond-il à ce mélange hétéroclite. Thiers a voulu lui en glisser un de sa façon : mais le prince se refuse à sacrifier, comme on le lui demande, ses idées et ses moustaches. Avant tout, souvenir à l’Oncle ; protestation de docilité aux volontés de la Nation et de l’Assemblée. Puis protection promise à la religion, à la famille, à la propriété : voilà pour le parti de l’ordre. Liberté de l’enseignement ; deux lettres y adjoignent : Défense de l’autorité du Saint-Siège : voilà pour les catholiques. Fin des proscriptions, diminution des impôts, institutions de prévoyance pour la vieillesse ; voilà pour les ouvriers. Restriction du nombre des fonctionnaires : voilà pour les légitimistes. Échec à la tendance funeste qui entraine l’État à exécuter ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui : voilà pour les économistes et les adversaires du socialisme d’État. Existence assurée aux anciens militaires : voilà pour l’armée. Enfin, pour les paysans, abolition de l’impôt du sel et surtout la paix, la paix durable, sauf cas de provocation. Tous les partis pouvaient glaner quelque chose dans cette abondante moisson de promesses. En province des agents