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Dufaure, avait admis l’abolition du remplacement. Louis-Napoléon Bonaparte l’avait réclamée dans ses écrits. Les généraux Cavaignac et Lamoricière s’étaient déclarés favorables à cette suppression et le premier voulait même le service de deux ans obligatoire pour tous, comme cela se pratiquait en Prusse. Mais quoi ! C’était enlever à la bourgeoisie un des privilèges auxquels elle tenait le plus, celui d’exempter ses fils à prix d’argent. Il s’agissait de savoir si l’armée resterait « censitaire » comme au temps de Louis-Philippe ; si les prérogatives de la richesse, abolies en matière électorale, subsisteraient dans le domaine militaire. La bataille fut chaude. Lamoricière, ministre de la guerre, ayant parlé de l’immunité dont jouissait « une certaine classe de personnes », fut violemment interrompu par ces cris : « Il n’y a plus de classes. » Il fut obligé de retirer le mot, qui n’avait pourtant qu’un tort, celui d’être trop vrai. L’intérêt de classe était bien, en effet, au cœur du débat.

Suivant la coutume du temps, le projet proclamait d’abord la règle générale : « Tout Français doit en personne le service militaire. » Mais il ajoutait aussitôt, comme c’est l’ordinaire pour les règles de grammaire, « sauf les exceptions fixées par la loi. » Il n’entendait point par là les scrupules qui pouvaient naître en certaines consciences. Pierre Leroux, véritable ancêtre de Tolstoï, apôtre de la non-résistance au mal, convaincu qu’on ne doit faire triompher une cause que par le martyre, avait risqué cet amendement : « Tout citoyen appartenant à un culte qui repousse la guerre comme un principe barbare et contraire aux lois divines et humaines sera exempt de la profession militaire. » Il avait été accueilli par une longue hilarité. Il avait eu beau rappeler que les ecclésiastiques étaient exemptés pour un motif analogue et que ce respect des convictions religieuses devait être étendu aux cas semblables ou supprimé pour tous ; il avait paru extravagant. Mais que l’on pût se dérober au même service personnel, parce que l’on était riche, cela semblait tout naturel. Aussi fut-ce un déchaînement de colère contre ce paragraphe : « Le remplacement est interdit. »

Pour sauver ce principe, le Gouvernement et le Comité tentèrent d’ajourner le vote. Ils firent des concessions, laissèrent entrevoir qu’ils visaient une atténuation plus qu’une suppression du remplacement. Efforts superflus ! La majorité voulait que le maintien du système existant fût garanti par la Constitution. Il est à remarquer que les militaires, pour des raisons techniques, y étaient pour la plupart contraires. Il déclaraient que les remplaçants étaient en général de fort mauvais sujets, au point qu’ils formaient les trois cinquièmes des bataillons de discipline, « école de démoralisation et de vice », suivant l’expression de Lamoricière. Ils réclamaient une armée faite à l’image de la nation et ils étaient d’avis qu’en trois ans, en deux ans même, sauf pour les armes spéciales, on pouvait faire d’excellents soldats. Ils rappelaient les merveilles accomplies par les volontaires et les conscrits de la Révolution. Lamoricière, qui défendit bravement cette thèse, fut perpétuellement