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que presque tous les hommes méditant une candidature à la présidence se prononcèrent pour le système qui donnait le plus d’autorité au futur chef de l’État. Ce fut le cas pour Cavaignac, Thiers, Lamartine. Le dernier aborda de front une question de personne, à laquelle chacun pensait, mais dont on ne parlait que par allusions voilées. Tocqueville avait invité l’Assemblée à ne pas avoir peur d’un nom. Ce nom, Lamartine le brandit et l’agite comme un chiffon de pourpre qui ne serait qu’un épouvantail. Pourquoi craindre un Napoléon ? Pour exécuter un dix-huit Brumaire, il faut Marengo devant et la Terreur derrière. « Mais, ajoute-t-il dans un entraînant mouvement d’éloquence, quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance, mal éclairée peut-être, redouterait de lui voir choisir, n’importe, Alea jacta est (le sort en est jeté ! Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence. » Après cet abandon fataliste, il se lave les mains et se console par avance de ce qui peut arriver. Tant pis pour le peuple, s’il est assez fou pour vouloir qu’on le ramène aux carrières de la monarchie ! Quant aux fondateurs de la République, ils diront avec les vaincus de Pharsale et Diis : Victrix causa Dies placuit, sed victa Catoni[1]. L’effet du discours fut, paraît-il, immense. Il fit beaucoup pour décider l’élection du président par le peuple et la mort du régime républicain. Et l’on ne peut s’empêcher de songer que Platon bannissait les poètes de sa République en les couronnant de fleurs ; et que l’éloquence est une arme parfois terriblement malfaisante, même pour celui qui la manie.

Cependant, des républicains plus avisés essaient encore de prévenir le péril si crûment dévoilé. Mais les précautions qu’ils imaginent sont visiblement prises contre un homme qu’elles grandissent par cela même. On parle d’exclure les descendants des familles qui ont régné sur la France ; Thouret propose un amendement en ce sens. Louis Napoléon croit devoir paraître à la tribune ; il y fait piètre figure ; d’une voix hésitante et pâteuse, il désavoue « ce nom de prétendant qu’on lui jette à la tête ». Thouret vient alors dire qu’en présence de cette déclaration, il retire son amendement, comme inutile. Ce dédain pour un adversaire qui n’était pas orateur, pouvait être spirituel. Mais mieux eut valu plus de bon sens et moins d’esprit. Un amendement semblable est soutenu par d’autres. Trop tard ! Il est repoussé à la presque unanimité ! Et c’est le cas de redire : Alea jacta est ! Thouret, avec un regret qui ressemble fort à un remords, se reprochera un jour d’avoir tenu dans ses mains les destinées de la France et de les avoir laissé rouler à l’abîme.

Cette précaution, qui eût pu être efficace, est alors remplacée par d’autres, qui sont mesquines et illusoires. Le Président ne sera rééligible qu’après une intervalle de quatre années. Mais la Constitution est-elle sûre de vivre

  1. Les vainqueurs ont eu le Ciel pour eux, mais les vaincus Caton.