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de faire amende honorable pour les intentions chevaleresques et généreuses qu’il avait partagées avec ses anciens collègues. Besogne pénible qui lui valut de dures répliques ! Ledru-Rollin, Durieu, firent saillir cette palinodie, et des interruptions ironiques soulignèrent la rupture des engagements solennels. — C’était une époque chevaleresque, — criait l’un. — Vieille histoire ! — ajoutait un autre. Cela datait en effet d’une éternité de cinq mois. Mais le gouvernement n’était pas seul à renier son passé ; dans le parti républicain, qui donc, sous Louis-Philippe, n’avait pas poussé des cris d’indignation contre les atteintes portées à la liberté de la presse ? Le rapporteur du projet avait jadis écrit toute une brochure contre ce cautionnement qu’il préconisait aujourd’hui. Aussi l’embarras est-il visible. — Loin de nous, disent le gouvernement et ses partisans, le dessein de comprimer l’essor de la pensée par une mesure fiscale ! C’est une loi provisoire, toute de circonstance. Comment laisser attaquer les colonnes de granit sur lesquelles repose la Société ? En un moment d’interrègne des règles morales, il faut réclamer des journalistes une garantie de capacité, d’honorabilité, Or, la garantie pécuniaire en est le signe palpable ! D’ailleurs, on adoucit la vieille législation monarchique. Elle exigeait 100.000 francs. Nous n’en réclamons plus que 24.000. Et quel parti n’a pas 24.Q00 francs pour fonder un journal ?

Les adversaires (Louis Blanc, Félix Pyat, Ledru-Rollin, Mathieu de la Drôme) ne manquent pas de bons arguments. Il en est de tout politiques ; on invoque l’exemple de la Suisse, des États-Unis. On fait remarquer que c’est frapper surtout les journaux démocratiques, singulier moyen d’enraciner la démocratie. On demande aux républicains d’où leur vient cet appétit de suicide. Mais on insiste sur le côté social de la mesure. Le cautionnement, c’est le régime censitaire appliqué à la presse, la domination de l’argent dans le domaine du journalisme ; c’est la pensée mise à la merci du capital, l’écrivain réduit à devenir l’instrument de l’homme d’affaires. C’est pis que cela : un souvenir du temps où le droit d’écrire dépendait de la fortune, parce que le droit de voter en dépendait aussi ; une façon détournée d’enlever à la classe pauvre, qui a des intérêts opposés à ceux de la classe riche, la faculté de les soutenir ; un moyen hypocrite et sûr de tuer ces feuilles à un sou, qui sont seules à la portée du maigre budget ouvrier. — « Silence aux pauvres ! » allait dire, en style lapidaire, Lamennais.

Arguments solides autant qu’inutiles ! La bourgeoisie, menacée dans ses privilèges, voulait restaurer le pouvoir de l’argent et elle immolait résolument les libertés politiques à sa peur de la révolution sociale.

On le voit plus nettement encore dans la loi répressive qui accompagne celle-ci. Le Gouvernement remonte d’un bond à la législation de 1819 et de 1822, sous la Restauration. Il se contente de mettre le mot de République là où se trouvait le mot de Monarchie. Les offenses contre l’Assemblée et contre le pouvoir exécutif sont punies comme l’étaient les offenses envers le roi et