Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/190

Cette page a été validée par deux contributeurs.

platement rapetissa ses amis pour pouvoir railler l’Empereur. Vanité sans dignité et intrigue sans grandeur.

Mais Brissot, en qui une fumée de puéril orgueil a un moment suspendu et obscurci la pensée politique, ne tarde pas à comprendre que de la journée du 1er mars il peut tirer un double parti. Il peut aigrir les susceptibilités nationales et exaspérer les nerfs du peuple en disant que l’Empereur a voulu se mêler de nos affaires et que sa réponse ambiguë laisse subsister les incertitudes épuisantes. Il peut aussi, en frappant Delessart, désorganiser le ministère, terroriser la Cour et la mettre enfin sous la tutelle de la Gironde.

Il écrit, le samedi, 3 mars, à propos de la séance du soir du 1er, de celle où Rouyer parla :

« On avait eu le temps de réfléchir sur la farce diplomatique jouée le matin, et l’on avait cru s’apercevoir qu’un des principaux acteurs en était maintenant le souffleur : c’était M. Lessart, et il a été formellement dénoncé par M. Rouyer. M. Charlier a appuyé la dénonciation, et il a pensé qu’il y avait lieu à déclarer que le ministre avait perdu la confiance de la nation. Le Comité diplomatique a été chargé d’examiner la note confidentielle de M. Lessart à notre ambassadeur à Vienne, note qu’on peut regarder comme le nœud de cette intrigue épistolaire. Au reste, la pièce va être imprimée, et l’on sera à portée de juger par la comparaison si les lettres et les réponses ne sortent pas de la même plume. »

Brissot va se recueillir pendant quelques jours et préparer le réquisitoire qui, en frappant Delessart, disloquera le ministère modéré et ouvrira à la Gironde le pouvoir ministériel. Devant cette tactique, l’intérêt évident du roi était de maintenir son ministère uni, de défendre Delessart, de garder Narbonne et de dire que l’un des deux ministres représentait la politique de paix, l’autre la vigilance guerrière. Mais le ministère était disloqué du dedans par le conflit sourd de Delessart et de Narbonne, surtout par le conflit aigu de Narbonne et du réactionnaire Bertrand. Celui-ci, très attaqué dans l’Assemblée, était exaspéré des manœuvres de popularité de Narbonne. Narbonne affectait une grande prévenance pour les comités de la Législative que Bertrand dédaignait. Le ministre de la marine se plaignait que Narbonne le fit attaquer dans les journaux jacobins. Et il est vrai que si le journal de Brissot, dans les premières journées de mars attaque assez souvent Narbonne, c’est toujours avec un extrême ménagement, et la Chronique de Condorcet le loue souvent.

Mais le roi n’avait confiance qu’en Bertrand, et celui-ci s’insinuait tous les jours plus avant dans la confiance de Louis XVI et lui rendait même des services privés, en lui procurant de la monnaie d’or, que le roi préférait aux assignats, par un prélèvement frauduleux sur la caisse de la marine.

Narbonne se sentit menacé. Il demanda aux généraux qu’il avait nommés :