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donc y avoir au Congrès de la Haye des délégués réguliers de Sections françaises ; mais, comme ces Sections étaient des sociétés secrètes, la vérification des mandats délivrés par elles était chose très délicate, et la fraude était facile. Les amis de Marx surent profiter de cette situation ; Serraillier, secrétaire du Conseil général pour la France, vint à la Haye « les poches pleines de mandats français » qu’il était impossible de contrôler. Les Sections dont Serraillier prétendait tenir tous ces mandats existaient-elles réellement ? et, en admettant leur existence, étaient-elles en règle pour leurs cotisations ? Nul ne le savait que Serraillier et ses amis. Cinq membres du Conseil général n’avaient d’autre titre à la délégation que ces mandats français si suspects : c’étaient Fränkel, Johannard, Longuet, Ranvier et Serraillier ; les autres délégués porteurs de semblables mandats étaient Dumont (pseudonyme), venu de Bruxelles ; Vichard et Wilmot (pseudonyme), venus de Londres ; Lucain (pseudonyme), Swarm (pseudonyme) et Walter (pseudonyme), venus de France. De ces six derniers délégués, un seul, Dumont, avait indiqué la ville d’où lui venait sa délégation, Rouen : or, après le Congrès de la Haye, la Fédération des Sections internationales de Rouen infligea un désaveu à son mandataire pour l’abus qu’il avait fait de son mandat en votant avec les autoritaires, tandis que ses instructions lui prescrivaient formellement de voter avec les fédéralistes ; cette protestation de la Fédération rouennaise fut insérée dans l’Internationale, de Bruxelles. Après le Congrès, le Conseil fédéral anglais eut l’occasion de constater qu’un autre de ces délégués, Vichard (inscrit sous son véritable nom), n’était pas même membre de l’Internationale[1]. Une lettre envoyée à la Liberté, de Bruxelles (numéro du 27 avril 1873), par P. Dubiau, ex-membre du Comité fédéral de Bordeaux, nous apprend que le délégué qui avait pris le pseudonyme de Wilmot (ou Wilmart) avait reçu de la Fédération bordelaise un mandat qui lui imposait « l’obligation, non seulement de combattre les tendances autoritaires du Conseil général, mais encore de demander l’abrogation des pouvoirs conférés à ce Conseil par la Conférence secrète de Londres[2] » ; le délégué en question vota dans le sens diamétralement opposé à la volonté de ses commettants. Enfin, des procès qui eurent lieu à Toulouse et à Paris au printemps de 1873 (il en sera parlé au tome III) nous apportèrent d’édifiantes révélations sur les deux personnages venus à la Haye sous les pseudonymes de Swarm et de Walter : ils nous apprirent que l’un d’eux, d’Entraygues (Swarm), agent du Conseil général à Toulouse, était un mouchard ; et que l’autre, Van Heddeghem (Walter), agent du Conseil général à Paris, était un fort peu intéressant personnage, qui, devant le tribunal, pour obtenir l’indulgence des juges, se déclara repentant et annonça qu’il serait désormais l’adversaire acharné de l’Internationale.

Les mandats français dont Serraillier avait rempli ses poches devaient lui servir à forcer la main à Marx dans la question du transfert du Conseil général ; et voici comment :

Un parti s’était formé, au sein même du Conseil général, qui voulait que le siège du Conseil cessât d’être à Londres, et fût placé sur le continent, en Belgique ou en Suisse. C’était l’opinion de plusieurs anciens membres de ce Conseil, Jung, Eccarius, Johannard, Serraillier lui-même, depuis que l’élément blanquiste y était entré et y avait pris de l’influence ; c’était celle aussi de presque tous les membres anglais, Hales, Mottershead, Bradnick, Mayo Roach, etc. Marx et Engels, par contre, tenaient mordicus à garder le Conseil à Londres, pour l’avoir entre leurs mains ; et les blanquistes admis récemment au Conseil, Arnaud, Vaillant, Cournet, Ranvier, Constant Martin, les appuyaient, comptant bien se faire de ce

  1. Déclaration de Hales au Congrès de Londres, 26 janvier 1873.
  2. Nettlau, note 3276.