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dont le mari, Eugène Weiss[1], ouvrier imprimeur sur rouleaux pour étoffes, était le secrétaire-correspondant de la Section (naturellement secrète, à cause du régime dictatorial établi en Alsace-Lorraine), qui faisait partie de la Fédération jurassienne. Weiss, prévenu, arriva bientôt, amenant avec lui plusieurs camarades ; nous causâmes quelques moments, puis il fallut reprendre le train, qui nous emmena dans la direction de Strasbourg. Au delà de Strasbourg, au moment où le soleil se couchait, nous passâmes devant le village de Bischwiller (le train, qui était un rapide, ne s’y arrêtait pas) : c’était là qu’habitaient nos deux jeunes correspondantes alsaciennes, Mathilde Rœderer et Élise Grimm[2], que nous n’avions jamais vues et auxquelles nous adressâmes par la pensée un salut amical. Nous continuâmes à rouler toute la nuit, traversant Metz, Luxembourg, Namur, et au jour nous arrivions à Bruxelles. La journée du samedi 31 se passa à courir la ville. Nous allâmes d’abord au local de l’Internationale, café du Cygne, Grand’Place ; l’heure était matinale, c’était jour de marché, et la belle place sur un des côtés de laquelle se dresse l’admirable Hôtel de Ville était en partie occupée par des campagnards et par leurs grands chiens attelés à des charrettes ; nous nous rendîmes ensuite chez l’imprimeur Brismée, rue des Alexiens, 13, et chez Laurent Verrycken, qui tenait une petite boutique de librairie je ne sais plus où. Dans l’après-midi, nous vîmes quelques-uns des rédacteurs de la Liberté, de tous les journaux qui se publiaient alors celui où nous retrouvions le mieux nos propres aspirations : Victor Arnould, Hector Denis, Guillaume De Greef. Dans la journée étaient arrivés trois des délégués espagnols : Farga-Pellicer, qui était pour nous une vieille connaissance, et Alerini, venant tous deux de Barcelone ; Marselau, un jeune prêtre défroqué, venant de Séville. Le soir, nous assistâmes tous à une réunion de la Section de Bruxelles, passablement bruyante, et où nous pûmes constater que chez nos amis belges les avis étaient encore partagés : si tous revendiquaient énergiquement le droit à l’autonomie, quelques-uns n’approuvaient pas l’intransigeance des Espagnols et surtout des Italiens, et espéraient qu’il serait possible d’éviter une rupture avec Londres, craignant qu’elle ne déterminât une scission dans l’Internationale.

Le dimanche matin, nous montâmes en wagon en compagnie des trois délégués espagnols et de plusieurs délégués belges, Brismée, Eberhardt, Roch Splingard, Herman ; à Anvers, nous trouvâmes Coenen et Van den Abeele, et c’est là également que nous rencontrâmes le quatrième délégué de la Fédération espagnole, Morago, qui avait voyagé par mer. D’Anvers, le train nous emmena dans la direction du Nord jusqu’à Moerdijk, où tous les voyageurs durent descendre. En 1872, le grand viaduc qui, à Moerdijk, franchit le Hollandsch Diep (bras de mer qui sépare le Brabant néerlandais de la province de Hollande méridionale), n’était pas encore construit ; il fallut nous embarquer à bord d’un vapeur qui, suivant la rivière Noord et passant devant la jolie ville de Dordrecht, dont la vue nous charma, nous amena, par un bras de la Meuse, à Rotterdam. Là, nous prîmes le train qui devait nous conduire dans la capitale des Pays-Bas.

  1. Eugène Weiss, mêlé au mouvement ouvrier depuis 1867, avait été en relations avec Varlin ; une lettre de lui à Varlin, du 6 mars 1870, figure au Troisième procès de L’Internationale à Paris, p. 50.
  2. Depuis quelque temps, ces deux jeunes filles faisaient partie de l’Internationale à titre d’adhérentes individuelles : Élise Grimm s’était affiliée pendant un séjour qu’elle avait fait à Londres (lettre de Malon à Mathilde Rœderer, 11 juin 1872) ; Mathilde Rœderer était devenue, en mai, membre de la Fédération jurassienne. Dans sa lettre du 13 juin, dont j’ai déjà cité un passage, Mme  André Léo leur dit, en les félicitant de leur entrée dans l’Association : « Embrassez-vous toutes deux pour moi, chères internationales. Vous voilà donc aussi au ban de la société et des bons principes. »