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oui ; pour les autres, non ! J’ai même des doutes touchant Bakounine, qui au fond est un cœur très chaud et très aimant. En ce qui me concerne, je regrette d’avoir écrit dans un moment de colère une fort mauvaise lettre[1] ; j’aurais dû suivre le conseil de Dante[2]. Il y a ceci à ma décharge, que j’ai été traité en ennemi et singulièrement maltraité, le plus injustement du monde. Depuis mon arrivée en Suisse, je n’avais cessé de prêcher la conciliation, ce qui m’avait valu d’être fort maltraité des deux côtés : pour les uns j’étais vendu à Marx, pour les autres agent de Bakounine. Ecœuré de tant d’injustice et d’incompréhension, j’avais fini par m’abstenir, et je préparai une lettre confidentielle à Marx, que j’estimais beaucoup. Je le suppliais de s’interposer, de recommander à ceux de Genève et au Conseil général une attitude de conciliation ; je lui disais que j’étais à sa disposition pour ramener l’union, etc. Cette lettre était écrite, j’allais l’envoyer ; j’en parlai à cet excellent Bastelica, tant calomnié lui aussi. Il rit aux éclats et me dit : « Tu veux donc être la risée des gens de Londres ? Marx sait de reste tout ce que tu lui dis ; j’ai vu les choses de près ; il montrera ta lettre aux affidés, et l’on fera des gorges chaudes à tes dépens. » Je retardai l’envoi, sans en abandonner l’idée. Et la fameuse Circulaire était imprimée depuis trois semaines ! J’y vis avec douleur les signatures de Ranvier et de Johannard, qui venaient de m’écrire des protestations d’amitié. J’apprenais en même temps que Serraillier envoyait contre moi des « circulaires » dont le contenu est si infâme que je vous manquerais de respect en vous l’analysant. C’est après tout cela que, dans un moment d’humeur, j’écrivis ma réponse. Maintenant que je suis calme et isolé, je vois que cette scission était inévitable... Je crois que, de même que les types de famille tendent à s’effacer, de même les types nationaux finiront par se fondre de plus en plus dans l’infini du type humain ; mais, quant à présent, les différences existent, et la dernière guerre les a momentanément accentuées. Depuis la Réforme, la race anglo-germanique suit une politique de réforme par l’État qui n’est nullement dans le développement historique des peuples gallo-latins (France, Italie, Espagne, Belgique wallonne, Suisse jurassienne et romande). Ces derniers n’ont réalisé des progrès qu’à coups de révolutions, et, d’une façon plus ou moins consciente, ils ont rompu avec le vieil ordre gouvernemental. Ils sont anarchiques, c’est le mot juste, en attendant mieux. Or, il se trouve à la tête de l’Internationale un Conseil anglo-germanique décidé à faire prévaloir ce qu’ils appellent l’idée étatiste. Les dissidents répondent naturellement par le mot Commune, qui est de tradition dans leurs pays respectifs. Une scission aurait pu se faire à moins, et très probablement elle se fera peu d’heures après que vous aurez reçu cette lettre[3].


La lettre qu’Eleanor Marx avait écrite à Élise Grimm ayant été communiquée à Malon quelques jours plus tard, il répondit à Mathilde Rœderer, le 17 septembre, en réfutant point par point les inexactitudes et les calom-

  1. Sa réponse à la « Circulaire privée », publiée dans le Bulletin du 15 juin 1872, ainsi que dans le Corsaire, le Rappel et la République française de Paris.
  2. Segui il tuo corso, e lascia dir le genti. Marx a placé ce vers à la fin de la préface de Das Kapital (25 juillet 1867), et c’est là que je l’avais fait lire à Malon pendant son séjour à Neuchâtel.
  3. Lettre communiquée par Mme Charles Keller.