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hautement apprécié, et — de nombreux amis pourront l’attester au besoin — j’ai toujours rendu une complète justice à la science et à l’intelligence vraiment supérieures de Marx, et à son dévouement inaltérable, actif, entreprenant, énergique à la grande cause de l’émancipation du prolétariat. J’ai reconnu et je reconnais les services immenses qu’il a rendus à l’Internationale, dont il a été l’un des principaux fondateurs, ce qui constitue à mes yeux son plus grand titre de gloire. Enfin je pense encore aujourd’hui que ce serait une perte sérieuse pour l’Internationale si Marx, frustré dans ses projets ambitieux et dans la réalisation d’idées pratiques de la bonté desquelles sans doute il est convaincu, mais qui nous paraissent à nous très mauvaises, voulait retirer au développement ultérieur de notre grande Association le concours si utile de son intelligence et de son activité. Mais tout cela ne constitue pas une raison pour se faire l’instrument aveugle de Marx, et je n’hésite pas à déclarer que, s’il fallait choisir entre sa doctrine et sa retraite, je préférerais sa retraite.


Bakounine termine ainsi :


J’attends de vous toute la vérité et avec tous les détails possibles. J’ai le droit de vous la demander comme ami de Fanelli et comme allié. Je vous prie seulement de ne pas dire un seul mot de l’Alliance dans votre réponse, parce que l’Alliance est un secret qu’aucun de nous ne saurait ébruiter sans commettre une trahison[1]. Je vous prie donc de ne point m’appeler allié et de me parler comme à un simple membre de l’Internationale, dans cette réponse que j’attends de vous, car je crois devoir vous avertir que je m’en servirai comme d’une base pour accuser mes calomniateurs à mon tour. Il est bien temps de mettre fin à toutes ces misérables et infâmes intrigues qui n’ont d’autre but que d’établir la dictature de la coterie marxienne sur les ruines de l’Internationale. J’attends votre réponse. Alliance et fraternité.

M. Bakounine[2].


J’anticipe pour dire, dès maintenant, la fin de ce petit épisode. Pour des raisons que je n’ai pas connues, ou que j’ai oubliées, la lettre à Lorenzo — qui ne lui fut pas envoyée directement — ne fut pas expédiée tout de suite en Espagne, ou bien les amis de Barcelone qui la reçurent la gardèrent un certain temps avant de la faire parvenir au destinataire : celui--

  1. Il s’agit, naturellement, non point de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, association publique fondée en septembre 1868 à la suite du Congrès de Berne, mais de l’organisation secrète dont l’origine remontait à 1864 (voir t. Ier, p. 76), qui avait porté des noms divers, et que Bakounine appelle ici l’Alliance. On voit que, par un malentendu provenant de l’emploi, par les Espagnols, du mot Alianza, Bakounine se figurait écrire à un membre de l’organisation secrète internationale.
  2. J’ai communiqué à Anselmo Lorenzo, sur sa demande, au commencement de 1906, la copie des principaux passages du projet de lettre de Bakounine du 24 avril et de la lettre du 10 mai 1872 (Lorenzo avait oublié presque entièrement le contenu de celle-ci, dont l’original envoyé en Espagne a été, ultérieurement, égaré ou détruit). Il m’a écrit, le 30 janvier 1906, après avoir lu ces copies : « Je reconnais que Bakounine avait raison de dire que mon devoir eût été de m’adressera Fanelli : mon excuse pour ne pas l’avoir fait, c’est, en premier lieu, que, vu ma répugnance à me mêler aux luttes personnelles, je ne donnai pas de publicité aux doutes qu’avaient fait naître en moi les paroles d’Outine, et, ensuite, que l’adresse de Fanelli m’était inconnue. Je fus heureux de voir, par les paroles de Bakounine, que Fanelli m’avait honoré de son affection. »