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par ses yeux ce qu’était la Fédération jurassienne. Cette impression, c’est la même qu’au Congrès de Sonvillier avaient éprouvée Lefrançais, Malon et Guesde, et que la Révolution sociale avait traduite dans cette phrase que Marx a trouvée si plaisante (voir p. 234).

À son retour à Neuchâtel, Kropotkine me fit part d’une idée qui venait de traverser son imagination, et sur laquelle il me demanda mon avis : si, au lieu de retourner en Russie, il restait en Suisse, et, apprenant un métier manuel, se fixait parmi nous pour se consacrer tout entier à la propagande et à l’action socialiste, ne serait ce pas le meilleur emploi qu’il put faire de son activité ? Je le dissuadai ; je lui représentai qu’il aurait beaucoup de peine à se faire accepter des ouvriers suisses, lui prince russe, comme un véritable camarade ; que sa propagande serait bien plus efficace si elle s’exerçait en Russie, chez ses compatriotes, dont il connaissait bien les besoins et auxquels il saurait parler le langage le plus approprié à leurs conditions spéciales ; que dans son pays la moisson était immense, et les travailleurs trop peu nombreux pour qu’il fût permis, sans nécessité absolue, d’en détourner un seul de sa tâche ; tandis qu’en Occident, en Suisse en particulier, avec le renfort que venait de nous apporter la proscription française, nous avions beaucoup de militants. Il reconnut que j’avais raison, et me dit : « Je retournerai en Russie ». Je lui souhaitai bonne chance, et nous prîmes congé l’un de l’autre, nous demandant si nous nous reverrions jamais. Pendant deux ans, je restai sans nouvelles de lui ; au printemps de 1874, les journaux devaient m’apprendre qu’il avait été arrêté et enfermé dans la forteresse de Pierre et Paul.


La Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève avait vu diminuer le nombre de ses membres par l’émigration à Lausanne de plusieurs proscrits. La Société française Laurent et Bergeron, qui, pendant de longues années, avait été chargée de l’exploitation du réseau de la Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale, avait résilié son contrat, et la liquidation nécessitée par cette circonstance devait être longue et laborieuse : de cette liquidation fut chargé un réfugié de la Commune, Paul Piat, homme serviable et bienveillant autant qu’administrateur expert, qui vit là une occasion de venir en aide à ses camarades d’exil : il leur ouvrit toutes grandes les portes de ses bureaux, et bientôt Lefrançais, Clémence, Jules Montels, Teulière (venu de Londres), Desesquelles, Jaclard, plusieurs autres encore, se trouvèrent transformés en employés de la liquidation de l’entreprise Laurent et Bergeron. Ils profitèrent de leur présence à Lausanne pour ressusciter la Section internationale de cette ville, à laquelle s’adjoignit bientôt un autre communard de nos amis, le menuisier Pindy, qui, après être resté caché à Paris pendant dix mois entiers, venait de réussir à passer la frontière et était arrivé à Lausanne vers la fin de mars.

Jules Guesde quitta aussi Genève. Au commencement d’avril, il se rendit à Rome, où il devait séjourner plusieurs années et où il devint le correspondant de divers journaux français ; mais il ne cessa pas de se considérer comme membre de la Section de propagande de Genève, avec laquelle, pendant deux ans au moins, il conserva des relations suivies. Dans une lettre écrite de Rome à Joukovsky, le 30 avril 1872, il dit à son correspondant : « Mon cher Jouk, que devenez-vous et que devient notre chère Section ? Vous savez que je vous en veux à mort. Me laisser attendre inutilement depuis un mois les pouvoirs promis[1], c’est là, si je ne me trompe, une violation flagrante de la solidarité ouvrière... Écrivez-moi et parlez-moi surtout de ce qui m’intéresse, c’est-à-dire de nos chances de succès contre la bourgeoisie gouvernementale d’un côté et contre le Conseil marxiste de Londres d’autre part[2]. »

  1. Il s’agit sans doute d’une lettre accréditant Guesde, comme membre de la Section de propagande de Genève, auprès de nos camarades d’Italie.
  2. Nettlau, note 2636.