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afin de la tranquilliser quelque peu en la persuadant que tous les autres membres de la famille sont sains et saufs. Nous avons dépensé les vingt-cinq derniers francs qui nous restaient pour envoyer un télégramme à sa sœur, à Krasnoïarsk. Mais voilà dix jours d’écoulés déjà[1], sans que nous ayons obtenu une réponse quelconque. Peut-être le télégramme a-t-il été saisi par la police, ou encore quelque nouveau malheur est-il arrivé. Je tremble à cette idée ;

2° À cet état de fièvre s’ajoute encore l’absence complète d’argent, et, par dessus le marché, des dettes partout : des réclamations de la propriétaire de la maison, de l’épicier, du charcutier, ces deux derniers nous ont refusé crédit, et, depuis hier, nous n’avons plus de viande à table ; bientôt nous n’aurons ni bougies, ni chauffage. Et je ne sais plus où trouver de l’argent. Les sœurs d’Antonie nous en enverront peut-être, si le gouvernement ne le saisit pas. Je te prie de n’en souffler mot à personne, afin que toute la colonie de Genève ne se mette pas à faire des commérages à ce propos, ce qui pourrait faire évanouir notre dernier espoir.

Jusqu’ici je n’avais pas cessé d’espérer que mes frères m’enverraient quelque secours, et ils l’eussent fait assurément si tes chers « protégés », Mme Herzen et son charmant beau-fils, n’avaient fait des vilenies à mon égard ; car Louguinine était très disposé à s’occuper de cette affaire et y mettait toute son ardeur[2]. Mais ils voulurent y apporter leur part de vilenies. Que ceux qui nient ce fait se plaisent à l’ignorer, je n’en puis, moi, faire autant. Eh bien, que le diable les emporte !

3° Malgré tout cela je continue à travailler dans la mesure de mes forces — je poursuis en Italie une lutte à outrance contre les mazziniens et les idéalistes. Tu trouves que tout cela n’est pas nécessaire. Eh bien, sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres encore, je ne suis pas d’accord avec toi. Dans cette affaire aussi, les Herzen ont cherché à me nuire. Ils ont envoyé à Mazzini la traduction de la diatribe qu’Alexandre Ivanovitch [Herzen] avait écrite contre moi et qui a été publiée dans ses Œuvres posthumes[3]. Elle a paru dans l’Unità italiana. Tout cela ne sert à rien. Je ne me suis pas seulement donné la peine d’y répondre. Laissons les chiens aboyer à leur gré.

Voilà, cher ami, le tableau de ma vie actuelle. Tu comprendras, à présent, que je ne pouvais avoir grande envie d’écrire. Je finis mes jours dans la lutte, et je lutterai tant que mes forces ne m’abandonneront pas.

Adieu, je t’embrasse, de même que tous les tiens. Enfin, les journaux russes me sont arrivés. Je te les renverrai, mais non affranchis. Je n’affranchis même pas cette lettre. Remets celle qui y est jointe à Ozerof. Il est prolétaire comme moi, donc on ne peut pas lui adresser des lettres non affranchies.

Ton M. B.

Nous avons eu la visite de Zaytsef ; il paraît que c’est un homme de bien.

  1. Il y avait douze jours d’écoulés, le télégramme ayant été envoyé le 2.
  2. Voir plus haut p. 133.
  3. C’était un article de Herzen intitulé « Michel Bakounine et l’affaire polonaise », ayant trait à l’attitude de Bakounine dans l’insurrection de Pologne en 1863.