Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/505

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrit mon arrivée en Suisse. Dans le grand nombre de lettres que j’ai expédiées de Bâle, il y a huit jours, aurais-je cru vous écrire et ne l’aurais-je point fait ? Mes amis me tourmentaient tant, m’arrachaient si souvent à ces lettres, auxquelles je revenais toujours, car elles portaient la joie de mon salut à ceux qui m’aiment ! Répondez-moi vite (chez Mme Bovy, 14, rue des Granges), et pardonnez-moi si réellement cet oubli a eu lieu ; car je croyais bien vous avoir parlé de ma plume, ainsi que de mon cœur.

Oui, me voici en Suisse, mais sans mes enfants. J’ai dû me cacher pendant deux mois pour disputer aux bourreaux de Versailles ma santé et ma liberté. Quelles scènes ! mes chères filles, quelles horreurs ! La pensée seule de les dire, de les dénoncer à la conscience humaine me consolait de vivre après tant de martyrs. J’en commence demain ici le récit public. Je le porterai à Genève, en Angleterre, partout où je pourrai être entendue[1].

Plusieurs sont saufs ici : Malon, Vaillant, Lefrançais, Ostyn, Clémence ; mais que de morts ! que de vrais héros tombés !

Je pensais bien à vous : mais je ne devais écrire que le moins possible, et je pensais que vous aviez de mes nouvelles par le jeune Lebloys. Je n’ai reçu vos lettres que peu avant mon départ… Maintenant écrivez-moi en toute liberté, tout de suite à la Chaux-de-Fonds, ou dans quelques jours à Genève, rue de Lancy, Carouge, chez Ch. Perron.

J’irai probablement en Angleterre très prochainement…

Votre sincère amie L. Ch.


Très peu de jours après, un second envoi de passeports fut fait de Suisse à Mlle Pauline P. dans le même sac de voyage ; ce fut Gustave Jeanneret, cette fois, qui se chargea de le transporter, en retournant s’installer à Paris. Mon ami avait en outre accepté une mission spéciale : celle de faire une enquête sur le sort de Varlin, celui de nos amis parisiens auquel nous portions l’intérêt le plus vif, et que nous voulions aider de tous nos moyens à échapper, s’il était possible, aux bourreaux de Versailles. C’était une croyance assez générale, à ce moment, que Varlin n’était pas mort, et qu’il se trouvait caché dans quelque retraite qu’il s’agissait de découvrir. Ce n’est qu’après plusieurs mois que le récit[2], qui paraît authentique, publié par le journal royaliste le Tricolore et reproduit par la Liberté de Bruxelles, des circonstances de son supplice, vint nous forcer à renoncer définitivement à l’espoir auquel nous nous étions cramponnés aussi longtemps qu’il fut possible.

À ma demande, Gustave Jeanneret a écrit, cette année même (1905), les quelques détails qu’il a pu retrouver dans sa mémoire sur cet épisode ; je reproduis l’essentiel de la lettre qu’il m’a adressée à ce sujet :


Je suis effrayé du vague de mes souvenirs. Ces événements de

  1. De ces conférences, qui ne furent pas publiées, mais dont le manuscrit lui fut communiqué, B. Malon a extrait plusieurs passages cités dans son livre La Troisième défaite du prolétariat français (pages 441, 450, 490) ; il indique en note le titre du manuscrit en ces termes : « André Léo, Les Défenseurs de l’ordre à Paris en mai 1871.
  2. Ce récit a été imprimé à la p. 479 du livre La Troisième défaite du prolétariat français, de B. Malon. — L’officier qui commandait le peloton d’exécution, le lieutenant Sicre, s’appropria, comme un trophée, la montre de la victime : c’était la montre d’argent que les ouvriers relieurs avaient donnée à leur camarade après leur grève victorieuse de 1864, et qui portait ces mots gravés sur la cuvette : Hommage des ouvriers relieurs à Varlin. Septembre 1864. (Biographie de Varlin, par E. Faillet, payes 18 et 61.)