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nous donnèrent le pouvoir de fixer la date du prochain Congrès d’après les événements[1]. »


Entre ce qui précède et ce qui va suivre, le contraste est frappant. On a vu à l’œuvre l’intrigue et la malveillance ; au tour, maintenant, de l’enthousiasme, de la fièvre révolutionnaire, de l’oubli de soi-même. Dès les premières nouvelles des victoires allemandes, Bakounine, qui voyait clairement tout ce qu’aurait de néfaste pour la civilisation et le socialisme le triomphe de Bismarck et de sa politique, ne songea plus qu’à une chose : aux moyens de déchaîner en France la révolution sociale pour l’opposer à la dictature bismarckienne menaçante. Il commença à écrire, à l’adresse de ses amis français, pour leur communiquer les idées qui lui semblaient justes, une longue lettre dont la première partie fut envoyée à Ozerof, à Genève, avec prière d’en faire des copies, de les expédier à diverses adresses, et de m’envoyer ensuite le manuscrit original. Dans une lettre écrite le 11 août à Ogaref (en russe), Bakounine dit : « Tu n’es rien que Russe, tandis que moi je suis international ; les événements qui se passent actuellement en Europe me donnent une véritable fièvre. Dans l’espace de trois jours, j’ai écrit exactement vingt-trois grandes lettres. En voici une petite vingt-quatrième. J’ai élaboré tout un plan ; O[zerof] te le fera voir, ou, ce qui vaudra mieux, il te lira une Lettre écrite par moi à un Français. »

De cette première partie de la Lettre à un Français, — partie dont le manuscrit, malheureusement, n’a pas été conservé, — rien n’a été utilisé qu’une quarantaine de lignes, que je publiai dans la Solidarité du 20 août[2]. L’idée qui y était exposée, et qui le fut également dans la Continuation écrite à partir du 25 août, c’était, pour employer les termes mêmes de Bakounine (dans cette Continuation, 27 août), que « les moyens réguliers, les armées régulières ne pouvaient plus sauver la France, et qu’elle ne pouvait plus trouver de salut que dans un soulèvement populaire ».

Dans les premiers jours d’août, Gaspard Blanc était entré en relations épistolaires avec Bakounine, en lui parlant, pour le blâmer, de je ne sais quel projet chimérique formé par Albert Richard, et qui lui paraissait dangereux. Bakounine lui avait répondu par deux longues lettres[3], lui exposant son plan, celui d’une action révolutionnaire qui ne serait pas limitée à la France, et qui serait concertée avec les socialistes d’Espagne et d’Italie. Il avait écrit à Gambuzzi et à Sentiñon dans le même sens, et avait chargé ce dernier de presser vivement Bastelica de rentrer à Marseille pour y reprendre son poste de combat ; il écrivit également à Richard, sur lequel il se faisait encore des illusions. Mais Richard, esprit faux, incapable de juger sainement la situation, continuait à se répandre

  1. Ce fut par un article du journal l’Union libérale, de Neuchâtel, que nous apprîmes l’ajournement à une autre époque de la réunion du Congrès général. (Solidarité du 3 septembre.)
  2. Dans le passage publié par la Solidarité, Bakounine critiquait les députés radicaux qui voulaient « le salut de la France, non par un soulèvement général du peuple, mais par le renforcement de la machine déjà si monstrueuse de l’État ». Bakounine prévoyait dès ce moment la création de ce qui s’appela le gouvernement de la défense nationale, un gouvernement « qui n’aura qu’un programme, maintenir l’ordre ». Et il concluait : « Ce ne sera pas Paris qui pourra prendre cette fois l’initiative de la vraie révolution, l’initiative appartiendra aux provinces ».
  3. Dans la première de ces lettres, il critiquait la « spéculation » de Richard, qui lui paraissait, comme à Blanc, « plus dangereuse qu’utile ». Richard le sut, et témoigna du mécontentement de ce procèdé: il n’admettait pas qu’on discutât les idées du chef de file qu’il prétendait être, en s’adressant à ses subordonnés, parce que cela devait porter atteinte à son prestige. Bakounine eut la bonhomie de s’excuser, et promit de ne plus recommencer : « Tu as raison, j’ai eu tort de te critiquer dans une lettre à ton ami. Je ne le ferai plus jamais. Quand je croirai nécessaire de te faire une observation, je la ferai directement à toi-même, et seulement en cas d’absolue nécessité. Donne-moi donc la main et n’en parlons plus. » (Lettre du 23 août 1870, d’après une copie faite par Nettlau.)