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société, composée d'individus, ne peut pas avoir le droit de déposséder ses membres ; » et je le développerai en ajoutant : « La liberté de chaque individu doit être absolue ; il doit jouir de la plénitude de ses droits naturels, et aucun autre individu ne peut y porter atteinte. Or, comme la société n'est qu'une agglomération d'individus, il est clair que mille, que cent mille individus réunis, ne se trouvent pas, par le seul fait de leur réunion, posséder des droits nouveaux ; et comme chacun d'eux, pris isolément, n'a pas le droit d'attenter à la liberté, à la propriété de son semblable, leur agglomération, qu'on appelle la société, n'en a pas le droit non plus. Et ainsi se trouve établie l'inviolabilité absolue du droit individuel et la négation du droit social. »

Voilà, je crois, le principe individualiste exposé en termes clairs et exacts. Sur ce principe les économistes se fondent pour garantir la liberté du capitaliste, du propriétaire, contre la tyrannie de ceux qui n'ont rien. Soit. Mais alors soyons logiques. Si l'individu est tout, et la société rien, si la société n'a pas de droits supérieurs à ceux des particuliers, comment les économistes justifient-ils l'existence des États actuels ? où l'État, où la société prend-elle le droit de lever des impôts, de créer des routes en expropriant les individus, d'exiger des particuliers le sacrifice de leur vie pour la défense commune? que dis-je ! de quel droit la société prétend-elle empêcher certains individus de satisfaire leur penchant naturel au brigandage, à l'assassinat ?

Il y a des économistes qui tâchent d'être logiques ; non pas jusqu'au bout, c'est vrai, certaines conséquences les font reculer, — mais ils admettent du moins une partie de ce qu'implique leur principe : ils nient que la société ait le droit de s'occuper de l'instruction des enfants, ou d'exproprier un citoyen sans son consentement, etc.

Et ce qu'il y a de singulier dans cette affaire, c'est qu'en faisant sonner bien haut les droits de l'individu, en réclamant pour le propriétaire le droit d'user et d'abuser de sa propriété, de faire à ses employés les conditions de salaire qu'il voudra, de prêter son argent ou de louer ses maisons au taux que bon lui semblera, enfin en lui ouvrant sans restriction la carrière de l'exploitation sans frein, les mêmes économistes, dignes disciples de Malthus, dénient au prolétaire le droit au travail, le droit de vivre !

Mais quelque intrépidement qu'on puisse aller dans la voie de l'absurde, il y a un moment où il faut s'arrêter. Aussi personne, parmi les individualistes les plus forcenés, n'ose être absolument conséquent avec les prémisses. La loi de solidarité s'impose avec une telle force à tous les êtres humains que les plus aveugles la sentent ; et reconnaître l'existence de cette solidarité, c'est affirmer le droit social. Et si vous permettez à la société, dans une circonstance quelconque, d'intervenir auprès de l'individu, et de lui dire : « Halte-là ! ceci ou cela est nuisible à tes frères ; tu voudrais persister, en invoquant ta liberté personnelle ; moi, je t'arrête au nom de la liberté de tous ; » — si vous admettez la légitimité d'une telle intervention lorsqu'il s'agit, par exemple, de préserver la vie des citoyens, comment l'empêcherez-vous lorsqu'il s'agira de garantir à tous le bien-être, l'instruction, le travail, la liberté ? et qui sera juge de l'opportunité de cette intervention, sinon la société tout entière ?

Il n'est pas nécessaire d'insister davantage sur ce qu'a de dan-