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meneurs du parti socialiste et les chefs du parti radical. Dans la seconde moitié de juin, Perron, qui avait été constamment sur la brèche depuis six mois, fut forcé par ses affaires personnelles d'abandonner momentanément la direction de l’Égalité[1] : le Conseil de rédaction désigna Bakounine pour le remplacer. Ce fut alors que Bakounine écrivit (numéros 23 à 33, du 26 juin au 4 septembre) cette série de remarquables articles, si pleins d'idées, d'une verve si entraînante, d'une crânerie si endiablée, les Endormeurs (n° 23, 24, 25, 26 et 27), la Montagne (n° 25, 26 et 27), le Jugement de M. Coullery (n° 28), l’Instruction intégrale, suite des Endormeurs (n° 28, 29, 30 et 31), la Politique de l'Internationale (n° 29, 30, 31 et 32), la Coopération (n° 33), qui ont été reproduits en partie dans les Pièces justificatives du Mémoire de la Fédération jurassienne, et que le manque de place ne me permet pas, à mon grand regret, de réimprimer ici. Son langage franc et allant au vif des choses fit jeter les hauts cris aux politiciens de la fabrique.

« C'était précisément l'époque où le parti radical fît d'incroyables efforts pour se rapprocher de l'Internationale à Genève et pour s'en emparer. Beaucoup d'anciens membres, agents reconnus du parti radical et qui comme tels s'étaient séparés de l'Internationale, y rentrèrent alors. Cette intrigue se faisait au grand jour, tant on était sûr du succès. Mais il fallait à tout prix empêcher l’Égalité de tenir un langage aussi compromettant, qui pouvait faire échouer l'alliance projetée. Les comités des Sections de la fabrique vinrent l'un après l'autre protester auprès du Comité fédéral romand contre la rédaction de l’Égalité. Heureusement le Conseil de rédaction était sauvegardé par un article des statuts fédéraux qui le protégeait contre l'arbitraire du Comité fédéral[2].

« Cependant le Congrès de Bâle approchait, et les Sections de Genève devaient s'occuper de l'étude des cinq questions mises à l'ordre du jour par le Conseil général et de la nomination des délégués au Congrès. Parmi ces cinq questions, il y en avait deux qui avaient le don d'exciter très fort la mauvaise humeur des coryphées de la fabrique : c'étaient l’abolition du droit d'héritage et l’organisation de la propriété collective. Ils s'étaient déjà montrés mécontents qu'on eût discuté la seconde de ces questions au Congrès de Bruxelles « Ce sont des utopies », disaient-ils, « nous devons nous occuper de questions pratiques. »

« Ils s'étaient bien promis d'éliminer ces deux questions du programme du Congrès de Bâle. C'était pour eux non seulement l'effet d'une antipathie de tempérament, mais une nécessité politique. Ils s'étaient définitivement entendus et alliés avec la bourgeoisie radicale de Genève ; on travaillait activement toutes les Sections proprement genevoises, c'est-à-dire les ouvriers-citoyens de la fabrique, pour les grouper autour du drapeau radical en vue des élections qui devaient avoir lieu en automne, et

  1. Perron avait sacrifié à la création de l’Égalité non seulement son temps, mais le peu d'argent qu'il avait ; il se trouvait maintenant « en face de dettes et de patrons bijoutiers qui lui refusaient de l'ouvrage. » (lettre citée par Nettlau, note 1942) ; sa situation économique était des plus critiques ; il résolut alors de faire un effort pour se créer une clientèle à l'étranger, afin de s'assurer ainsi l'indépendance ; mais, pour réussir, il était nécessaire qu'il concentrât, pendant quelque temps, toutes ses facultés sur ce point. En outre, sa santé était ébranlée, et son médecin lui avait prescrit du repos et l'air de la montagne ; il se rendit à Soudine (Haute-Savoie), où il passa quelques semaines. L’Égalité du 3 juillet contient l'avis suivant : « Les membres du Conseil de rédaction de l’Égalité sont invités à se rencontrer sans faute, au Cercle, mercredi prochain 7 juillet, à huit heures et demie précises, pour pourvoir aux fonctions que M. Charles Perron remplit dans la rédaction et qu'une absence de deux mois le force d'abandonner provisoirement. Le président : Ch. Perron. »
  2. Il y a là une erreur. Ce qui sauvegardait les droits du Conseil de rédaction, ce n'était pas un article des statuts fédéraux, c'était le règlement même du journal, voté par le Congrès.