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combien de mal ont déjà fait à la cause du travail les ignobles jalousies et les rivalités personnelles. Ce sont les esprits les plus éminents qui sont toujours les plus disposés à prendre une position subordonnée et à accepter l'obscurité avec une noble satisfaction. L'homme en qui s'est le mieux personnifié le gouvernement théocratique, le législateur du peuple hébreu, était prêt à laisser effacer son nom du Livre de Dieu, pourvu que le plus humble parmi son peuple pût entrer dans la terre promise. Le plus grand des apôtres souhaitait être lui-même maudit et repoussé du Christ, si à ce prix il pouvait obtenir le salut d'une obscure populace juive. « La réputation, disait un des héros de la Révolution française, qu'est-ce que cela ? Que mon nom soit flétri, pourvu que la France soit libre. » Voilà comment parlent un Moïse, un Paul, un Danton, tandis que les mesquines ambitions ne travaillent que pour des questions de préséance, et ne songent qu'à poser devant les regards des contemporains. Le dévouement, l'oubli de soi-même, la disposition à obéir plutôt que le désir de commander, — si un homme n'a pas ces qualités-là, il n'est que du limon vulgaire, il n'est pas fait pour diriger ses compagnons. Que chacun de nous soit prêt non-seulement à monter à l'assaut de la brèche, mais encore à rester gisant dans le fossé et à voir ses compagnons passer sur son corps comme sur le pont qui conduit à la victoire. Ce sentiment n'a jamais fait défaut chaque fois qu'il s'est trouvé une grande cause pour le faire naître ; et le monde ne reverra probablement jamais une cause plus grande que celle des ouvriers d'Europe marchant à leur émancipation définitive. »


J'ai dit que la Commission d'éducation du Locle avait pris la résolution d'en finir avec moi ; il est probable que la grève des graveurs et guillocheurs, qui avait causé une profonde irritation chez les adversaires de l'Internationale, contribua à la décider à agir. Le 5 août, elle m'écrivit une lettre officielle, rédigée par son secrétaire, le pasteur Comtesse, pour me dire que « le rôle politique, social et religieux que j'avais adopté portait à l'École industrielle un préjudice réel, et qu'à ce fait elle ne voyait qu'un seul remède : la cessation de mes fonctions ; en conséquence, elle m'invitait à donner ma démission ».

J'aurai pu répondre par un refus pur et simple, en invoquant la loi. Quelques mois auparavant, la Commission d'éducation d'un village voisin du Locle, la Sagne, ayant destitué l'instituteur (M. Fritz Chabloz) parce qu'il était libre-penseur, celui-ci avait réclamé auprès du gouvernement cantonal, et le Conseil d'État avait annulé la décision de la Commission d'éducation et maintenu à son poste l'instituteur révoqué. Mais je ne me sentais pas de goût pour une lutte de ce genre, d'autant plus que le conseiller d'État directeur de l'instruction publique était justement mon père. J'envoyai donc ma démission le 7 août, en faisant remarquer toutefois à la Commission d'éducation que sa façon d'agir était illégale, et qu'il n'eût tenu qu'à moi « de rester à mon poste, fort de mon droit et des garanties de la loi. Mais, ajoutais-je, je désire éviter à la jeunesse de nos écoles le spectacle affligeant d'un conflit entre un de ses maîtres et la Commission d'éducation ; il me répugnerait d'ailleurs, attendu des liens de famille que vous connaissez, d'avoir recours à l'autorité supérieure. » La Commission d'éducation, se piquant d'honneur et ne voulant pas être en reste de courtoisie, me délivra un certificat rédigé en termes très convenables, ne contenant que des éloges et pas un mot de critique[1] ; le prési-

  1. La lettre de la Commission, du 5 août, ma réponse, datée de Morges, 7 août, et le certificat, daté du 19 août, furent publiés dans le Progrès du 21 août (n° 17).