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Naturellement la police ne peut rien refuser à un général russe. Et voilà que mardi passé, sans aucun avertissement préalable, on envahit à main armée, au milieu de la nuit, le domicile de cette pauvre femme, on arrache ses enfants de leur lit, — l'un d'eux était malade, — on les fourre dans une voiture. Quelques amis, Russes, Polonais, Italiens, Suisses, habitent la même campagne ou des maisons voisines ; ils accourent au bruit ; mais leur intervention est inutile, on les repousse brutalement.

Il ne reste d'autre ressource à la malheureuse mère que de chercher à rejoindre son mari, pour avoir une explication et revoir au moins une dernière fois ses enfants. Elle prend le chemin de fer, accompagnée de ses amis ; elle rejoint le général à Berne d'abord, où ses efforts pour voir ses enfants sont inutiles ; puis à Olten, — mais voici bien une autre affaire : à Olten, elle trouve le wagon où sont ses enfants gardé par des gendarmes armés, et ses amis sont arrêtés et conduits en prison. Le train part avec les enfants, et c'est fini.

Les prisonniers, arrêtés à la demande du général avec une complaisance révoltante, n'ont été remis en liberté qu'hier soir, à Berne même. Mroczkowski sortait donc de prison.

Après m'avoir fait ce récit, Mrouk me quitta pour aller à ses affaires, en me donnant rendez-vous pour dans une heure. Tout ému de ce que je viens d'entendre, je me promène sous les arcades, jusqu'à la Fosse aux ours, et, en regardant les ébats de ces braves quadrupèdes, je tâche d'oublier les agents de police et les généraux russes...

À onze heures, je me rends à l'hôtel du Faucon ; j'y retrouve Mrouk, qui m'introduit auprès de la princesse. Elle était en compagnie de deux autres dames russes. C'est une femme d'une quarantaine d'années, qui n'a jamais dû être belle, mais qui a l'air très aimable et des manières très simples. En général, les dames russes ont un genre qui me plaît infiniment, et je me sens tout de suite à mon aise avec elles. Ces dames me connaissaient depuis longtemps de nom ; elles lisent le Progrès, et m'ont demandé en riant si j'avais lu le Journal de Genève d'hier, où on nous dit des choses désagréables. Comme nous causions de l'inqualifiable conduite de la police suisse, surviennent d'autres amis qui racontent d'autres détails. L'un d'eux a réussi à suivre le prince jusqu'à Bâle, et nous fait le récit de son voyage et des coquineries de la police d'une manière très amusante. Oui, nous avons ri de ces choses, tout en nous indignant. Mais l'affaire n'est pas finie, et il y aura un procès.

À midi et demi, j'ai pris congé. Mroczkowski va à Vevey, voir ce qu'il faut faire : car on a mis les scellés à la maison de campagne, et la police vaudoise menacer d'arrêter la princesse elle-même pour la livrer à la Russie. Que d'infamies ! ma main tremble de colère !

Je retournerai demain voir Mme Obolensky ; elle m'a demandé des conseils, que je ne suis guère en état de lui donner. Mais jusqu'à ce qu'elle ait quelqu'un qui puisse mieux la renseigner que moi, je tâcherai de lui être utile[1]. (Lettre du samedi 17 juillet 1869.)

  1. Toutes les démarches de la princesse Obolensky restèrent infructueuses. Non seulement ses enfants ne lui furent pas rendus, mais le gouvernement russe la priva de la jouissance de sa fortune dont l'administration fut dévolue à son mari. Elle n'eut pendant longtemps d'autres ressources, pour subsister, que le travail de l'ami qui unit sa destinée à la sienne et qui se fit photographe.