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La réunion était une « soirée familière » ; en conséquence, après une heure consacrée à la philosophie et au socialisme, on dansa, dans la salle même où avait eu lieu la conférence, après avoir enlevé les bancs et les chaises, pendant que Bakounine, retiré dans une pièce voisine, causait avec un certain nombre d'hommes d'âge mûr qui préféraient sa conversation aux plaisirs bruyants de la jeunesse.

Quelques camarades de la Chaux-de-Fonds étaient venus assister à cette réunion, entre autres Fritz Heng, qui avait été le président du Congrès de Genève, et mon ami Fritz Robert.

Le lundi, il y eut encore, dans l'après-midi, une réunion entre camarades au Cercle international. Dans les conversations, Bakounine racontait volontiers des historiettes, des souvenirs de sa jeunesse, des choses qu'il avait dites ou entendu dire. Il avait tout un répertoire d'anecdotes, de proverbes, de mots favoris qu'il aimait à répéter. Par exemple, à propos des cigarettes dont il ne pouvait pas se passer, il racontait qu'un jour, en Italie, une dame lui avait dit : « Si la révolution éclatait, vous vous trouveriez probablement privé de tabac : que feriez-vous alors ? » et qu'il avait répondu : « Eh bien, madame, je fumerais la révolution ». Une fois, à la fin d'un dîner, en Allemagne, il avait, nous dit-il en riant, porté ce toast, accueilli par un tonnerre d'applaudissements : « Je bois à la destruction de l'ordre public et au déchaînement des mauvaises passions ». En prenant une tasse de café, il nous cita ce dicton allemand, — que je lui ai entendu répéter bien des fois depuis, — que le café, pour être bon, doit être Schwarz wie die Nacht, heiss wie die Hölle, und süss wie die Liebe (Noir comme la nuit, brûlant comme l'enfer, et doux comme l'amour).

Parmi les choses qu'il nous dit au cours de ces entretiens, j'en retrouve une que j'avais notée en ces termes :


Encore ceci pour achever de te peindre l'homme. Il nous disait hier en riant que, selon lui, l'échelle des bonheurs humains était faite comme suit : en premier lieu, comme bonheur suprême, mourir en combattant pour la liberté ; en second lieu, l'amour et l'amitié ; en troisième lieu, la science et l'art ; quatrièmement, fumer ; cinquièmement, boire ; sixièmement, manger ; septièmement, dormir. (Lettre du 23 février 1869.)


Bakounine m'avait écrit qu'il voulait « devenir mon intime tant par la pensée que par l'action ». Pendant son séjour au Locle, il me fit en effet des confidences : il me parla d'une organisation secrète qui unissait depuis plusieurs années, par les liens d'une fraternité révolutionnaire, un certain nombre d'hommes dans différents pays, plus particulièrement en Italie et en France ; il me lut un programme contenant des choses qui répondaient entièrement à mes propres aspirations, et me demanda si je ne voudrais pas me joindre à ceux qui avaient créé cette organisation. Ce qui me frappa surtout dans les explications qu'il me donna, c'est qu'il ne s'agissait point d'une association du type classique des anciennes sociétés secrètes, dans laquelle on dût obéir à des ordres venus d'en haut : l'organisation n'était autre chose que le libre rapprochement d'hommes qui s'unissaient pour l'action collective, sans formalités, sans solennité, sans rites mystérieux, simplement parce qu'ils avaient confiance les uns dans les autres et que l'entente leur paraissait préférable à l'action isolée.

À ces ouvertures, je répondis, naturellement, que j'étais tout prêt à m'associer à une action collective dont le résultat devait être de donner plus de force et de cohésion au grand mouvement dont l'Internationale était l'expression. J'ajoutai que le père Meuron était tout désigné pour être l'un des nôtres. Constant Meuron, à qui nous en parlâmes le jour même, nous donna aussitôt son adhésion sans réserve : il avait appartenu, avant 1848, à la Charbonnerie, et, en sa qualité de vieux conspirateur, il se réjouissait à la pensée que l'Internationale serait doublée d'une organi-