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ces questions leur soient posées dans l’intimité et par un ami, et non pas en public et par un ministre du culte. C’est-à-dire que chez nous, la masse de la population, sans qu’elle s’en doute, appartient déjà au christianisme libéral.

M. Comtesse lui-même — le croirait-on ! — a faibli un moment, et ne s’est plus souvenu du verset farouche qui dit que celui qui ne croit pas au Fils ne verra point la vie, mais que la colère de Dieu demeure sur lui (Jean III, 36). Le défenseur de l’orthodoxie, voulant justifier sa religion du reproche d’intolérance, a déclaré hautement que les chrétiens ne menaçaient personne de la damnation. « Celui qui n’admet pas les miracles », a-t-il dit, « n’a qu’à entrer dans une église rationaliste ; mais il n’est pour cela ni damné ni perdu. » (Textuel.)

Faut-il croire qu’ici l’expression a dépassé la pensée, et que nous aurions tort de donner à ces paroles une signification sérieuse ? Ou bien l’orthodoxie deviendrait-elle réellement traitable jusqu’à proclamer en chaire la légitimité de l’hérésie ? et approcherions-nous vraiment de ces jours fortunés dont Voltaire disait :

Je vois venir de loin ces temps, ces jours sereins,
Où la philosophie, éclairant les humains,
Doit les conduire en paix aux pieds du commun maître.
Le fanatisme affreux tremblera d’y paraître :
On aura moins de dogme avec plus de vertu.
Si quelqu’un d’un emploi veut être revêtu,
Il n’amènera plus deux témoins à sa suite
Jurer quelle est sa foi, mais quelle est sa conduite.

Ainsi soit-il !


La visite de Bakounine au Locle devait avoir pour conséquence de nous déterminer à dégager plus nettement la revendication de la vérité scientifique de ce qui n’était qu’une « protestation confuse contre l’autorité religieuse », et à nous affirmer comme anti-chrétiens. Le Manifeste du christianisme libéral avait dit que l’Église libérale recevrait dans son sein tous ceux qui voulaient travailler à leur commune amélioration spirituelle, « sans s’informer s’ils professent le théisme, le panthéisme, le supra-naturalisme, le positivisme, le matérialisme ou tout autre système ». Or, tout en appuyant le mouvement anti-orthodoxe, nous ne voulions pas devenir membres d’une Église, nous ne voulions pas nous solidariser avec des hommes qui pourraient être des « supranaturalistes ». Ce sentiment était le nôtre avant d’avoir entendu Bakounine ; mais quand le hardi révolutionnaire fut venu parmi nous, nous résolûmes, sous son impulsion, de le déclarer de façon bien explicite.

IV


Bakounine au Locle (20-22 février) ; notre intimité ; le programme de l’Alliance.


Nous avions résolu de réunir nos camarades dans un banquet au Cercle international à l’occasion de la visite de Bakounine, comme nous l’avions fait le 16 janvier à l’occasion de la conférence du professeur Kopp. Bakounine disposant de trois jours, il fut décidé que le banquet aurait lieu le samedi soir, et que la soirée du dimanche serait consacrée à une conférence faite par lui et à laquelle le public serait invité.

La nouvelle de la venue du célèbre révolutionnaire russe avait mis le Locle en émoi ; et dans les ateliers, dans les cercles, dans les salons, on ne