Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ne partageaient pas ses opinions ont rendu hommage à la parfaite convenance de son langage et à l'élévation de ses idées. Des « mômiers », dont on m'a cité les noms, disaient en sortant : « Comment ! c'est de cet homme et de cette conférence qu'on nous avait dit tant de mal ! est-ce possible ? » L'impression produite est excellente, et j'espère que cette soirée portera des fruits. Après la conférence, nous nous sommes réunis une trentaine avec M. Buisson, et nous avons causé jusqu'à minuit des grandes questions de notre époque, de nos convictions, de nos luttes, de nos espérances. Cela fortifie d'entendre un homme de cœur parler librement ; l'accent de la conscience s'impose, même aux adversaires ; il semblait, en écoutant Buisson, que, sorti d'une atmosphère malsaine et étouffante, on respirait un air plus salubre.

Aujourd'hui, tout le jour, on n'a parlé que de Buisson. Le bon papa Jacot, un vieillard qui peut à peine marcher, est venu l'entendre, malgré ses jambes infirmes, et me disait que ç'avait été un des beaux jours de sa vie. Le père Meuron, lui, était retenu au lit par un rhumatisme, et l'a bien regretté. (Lettre du 17 décembre 1868.)


Je rédigeai sur-le-champ une Adresse de remerciement à Buisson, au bas de laquelle furent apposées de nombreuses signatures, et qui fut envoyée au conférencier. Le Progrès allait être mis sous presse ; il fut encore possible d'y insérer cette pièce en quatrième page. Nous y disions au jeune professeur de Neuchâtel :


Votre conférence a été un acte de courage. En effet, chez nous, où la liberté religieuse est inscrite dans la constitution, on ne la rencontre guère dans les mœurs. Un citoyen ne peut pas exprimer une opinion philosophique sans s'exposer à des accusations absurdes, quelquefois à des injures grossières. Aux pasteurs seuls on permet un langage libre : ils peuvent nous anathématiser chaque dimanche du haut de la chaire sans que personne y trouve à redire ; mais qu'un de ceux que frappent leurs foudres évangéliques s'avise de répliquer, de vouloir exercer à son tour le droit d'exprimer sa pensée sur les questions religieuses, c'est une clameur générale contre cet audacieux, contre ce blasphémateur.

Nous avons l'espoir que vos paroles fermes et modérées à la fois ne seront pas perdues. Ceux qui n'osaient dire leur véritable pensée, de crainte de se voir signalés à l'horreur de leurs concitoyens, prendront peut-être courage ; peut-être aussi les amis du clergé finiront-ils de leur côté par adoucir leur farouche intolérance, et par s'habituer à entendre discuter librement toutes les opinions et toutes les croyances.


Le Progrès, tiré le 17 décembre, fut mis en vente le vendredi 18 au Cercle de l'Internationale, ainsi que chez les deux libraires du Locle, tous deux d'opinion royaliste, Courvoisier (qui était notre imprimeur) et Grâa. En outre, un ouvrier, qui n'était nullement des nôtres, mais qui se trouvait à ce moment sans travail et cherchait une occupation quelconque, fut chargé de la vente à domicile : il vendit en une journée deux cents numéros, chez les gens qui nous étaient hostiles, et gagna ainsi dix francs. Une centaine de numéros furent expédiés au dehors, à la Chaux-de-Fonds, au Val de Saint-Imier, à Neuchâtel, à Genève, etc. Le produit des exemplaires vendus suffit à couvrir les frais d'impression.

Ainsi fit son apparition dans le monde ce petit Progrès à qui devait échoir, plus tard, l'honneur bien inattendu d'attirer sur ses modestes numé-