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allemande. Bismarck allait lui donner une salutaire secousse en faisant voter, juste un an plus tard, le Sozialistengesetz.




XVI


Du commencement de 1878 à mai 1878.


L’année 1878 devait marquer un grand changement dans mon existence. Depuis longtemps j’avais le désir d’aller vivre à Paris, pour être plus à portée de me livrer aux recherches historiques sur la Révolution française qui toujours — et déjà lorsque j’étais étudiant à l’université de Zürich — avaient occupé ma pensée. Plusieurs de mes amis, le peintre Gustave Jeanneret en particulier, et deux de mes frères plus jeunes, déjà fixés à Paris, m’engageaient vivement à transférer mes pénates dans le milieu parisien, le seul habitable, déclaraient-ils. Aussi longtemps qu’avait vécu la mère de ma femme, je ne pouvais songer à réaliser un semblable projet, car, à son âge, elle n’eût pas consenti à nous suivre, et pour rien au monde sa fille n’eût voulu se séparer d’elle. Mais nous l’avions perdue en 1875 : et j’avais constaté maintenant l’impérieuse nécessité d’arracher ma femme à des influences dont je venais d’éprouver bien vivement les fâcheux effets, et de la transporter dans un milieu plus éclairé. Deux autres raisons encore me poussaient à émigrer. En premier lieu, les relations que j’avais entretenues pendant deux ans avec un éditeur de Berne avaient pris fin dans l’été de 1877, après l’achèvement du troisième roman que j’avais traduit pour lui ; elles avaient été remplacées par celles que je venais de nouer avec une grande maison d’édition parisienne, en-sorte que j’avais la perspective à peu près assurée de trouver à Paris une occupation qui me permettrait de vivre en me laissant du temps pour mes travaux personnels. D’autre part, un mouvement socialiste sérieux semblait commencer à se manifester dans la population ouvrière. parisienne, et quelques-uns de mes camarades étaient déjà allés s’y mêler : Costa, après le Congrès de Gand, s’était rendu à Paris et y faisait de la propagande ; Kropotkine n’avait pas tardé à le rejoindre ; je pensais que bientôt, sans doute, il se passerait dans la grande ville des choses intéressantes. Sans insister davantage sur tout cela, je transcris seulement ce passage d’une lettre écrite de Courtelary à ma femme, le 31 octobre 1877 : « Il m’est bien difficile de le dire par lettre toutes les idées que j’ai relativement à Paris et à nos futurs arrangements... Je pense, d’abord, qu’il m’est impossible de continuer à vivre à Neuchâtel : je n’y trouverais pas de travail[1] ; c’est donc la question du pain, en tout premier lieu, qui me pousse à Paris. Il y a deux autres questions encore dont je ne te parle qu’en passant, mais qui ont pour moi, comme tu sais, beaucoup de valeur : 1° mon développement intellectuel : à Neuchâtel j’étouffe et je m’abrutis, je ne fais pas de mes facultés l’usage que je dois en faire ; 2° mon devoir comme socialiste. »

Je dois ajouter aussi que, dans la région suisse, certaines choses étaient de nature à me contrister et à me décourager. Il fallait bien constater, par exemple, que, sur les bords du Léman, à Genève, à Lausanne, à Vevey, malgré les efforts de quelques camarades dévoués, nous n’avions pas avec nous la masse ouvrière, trop disposée à se laisser égarer par les politiciens ; et que dans l’émigration communaliste, où nous comptions quelques bons amis, un trop grand nombre de proscrits, aigris par l’exil, occupaient tout leur temps à de

  1. Je pensais qu’il ne me serait pas possible, après ma sortie de prison, de continuer à donner des leçons ; et, en effet, je ne trouvai plus d’élèves. Je dois mentionner toutefois une honorable exception, le pensionnat de Mlle Perrenoud, rue de la Collégiale, où je fus appelé à faire un cours de littérature française dans les trois premiers mois de 1878.